mercredi 14 novembre 2018

Jour 6

     Ou bien je n'arrive plus à détecter la râlerie, ou bien j'y résiste avec fermeté.  Le bracelet est si bien rangé sur mon poignet que je l'oublie presque. Pourtant, dès que j'entre en conversation avec quelqu'un, mon alerte rouge mentale se déclenche : attention ! ne dis pas n'importe quoi ! pas de négatif ! globalement j'ai l'impression de pouvoir parler normalement, en remplaçant toute plainte par l'humour (pas le sarcasme, hein). Et puis quand tu ne te plains pas, les gens se plaignent moins à toi aussi. Je ne suis plus un bon réceptacle, il faut croire. Parfait !
     Hier soir, quand même, j'ai hésité : était-ce se plaindre, ça ? On montait l'escalier, j'avais mon petit dans les bras, l'un des grands me coupe le chemin juste dans les marches. "Eh ! attention ! me passe pas devant !" Etait-ce râler ? Cela s'est arrêté là. Je l'ai plus vécu comme un avertissement d'urgence. Bon. Peut-être que je m'illusionne.
     Comment est la vie sans râler ?
     Exactement comme la vie en râlant, en mieux ! plus de ces moments où notre propre attitude ne nous plaît pas trop. Je me sens plus à l'écoute des autres, aussi. 
     Bon ça fait très mère Thérésa bouddhiste, et si ça se trouve dans dix minutes je vais hurler.
     Ou pas.
     Mon moyen-chahuteur a fait du bruit tout à l'heure. Je dormais (oui, les 10mn de sommeil sacrées à la sieste qui rattrapent les nuits trop courtes). Je suis descendue et lui ai dit : "Je ne suis pas contente, tu as fait du bruit, tu m'as réveillée." D'un ton clair mais sans sous-entendu. J'ai juste dit les choses. Je n'ai pas eu la sensation de me plaindre, pas du tout. Juste de lui montrer que quelque chose n'allait pas. 
     Et puis se plaindre… de quoi après tout ?
     Une de mes élèves est revenue en cours hier. Elle était absente depuis une semaine, et pour cause : son père est mort. De quoi, je ne sais pas, elle ne le voyait plus tellement il semblerait. Mais quand même. Tu as quatorze ans à peine, ton père meurt. Et tu reviens au collège, et tu gardes le sourire, et tu as même appris ta récitation par coeur. 
     Quoi dire à cette élève ? Je lui ai juste demandé si ça allait. Je lui ai parlé normalement. De l'anormal, elle a dû en avoir sa dose. Il m'a semblé que la réintégrer, lui montrer qu'elle avait droit à sa vie, à sa place parmi nous, était le plus important. J'étais étudiante quand ma mère est morte, et je me souviens du malaise des gens quand tu expliques ou quand tu reviens. Ils ne savent pas quoi te dire ; ça dépasse leur échelle de commentaires. Alors ils ne disent rien, ou qu'ils sont désolés. Et ce n'est pas grave, vraiment. Mais ce qui m'avait le plus soulagée, c'était ceux qui me parlaient comme avant, comme si je n'étais pas devenue hors norme à cause de cet événement. Et une bonne petite vie ordinaire, croyez-moi, c'est un des plus beaux cadeaux qu'on peut avoir. Evidemment, comme on ne cesse de déballer l'emballage chaque matin, on se blase. On ne devrait pas. Il y a tout dans ce paquet-là. Mais il faut parfois un pas de côté pour mieux le voir.

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