samedi 25 avril 2020

Vendredi 12 avril 1996



     C'était un jour de vacances, au printemps. Dans la maison de mes grands-parents, morts déjà, inhabitée, inhabituée, depuis. J'avais dix-sept ans. Le journal jamais trop loin de la main, seul espace de réflexion, d'intimité, de déversoir ou d'opposition, tout ça à la fois. Je retrouve tant en relisant ces pages. Ce n'est pas très grave d'avoir oublié. C'est intéressant d'avoir un complément à ces souvenirs trop fugaces, ces sensations un peu partiales. 
     J'aime bien tomber sur des pages qui me parlent encore. Celles dont on se dit que manifestement, on n'a pas trop changé. Je retranscris (l'écriture au crayon de papier est un peu pâle) :

     "Je vais sûrement bientôt aller faire la vaisselle. Tiens, c'est marrant, ça fait lgtps que je n'avais pas regardé le ciel ! Pourtant c'est TJS du grand spectacle. Où que vous soyez, quoi qu'il arrive, il y a tjs un beau ciel au-dessus de vous. C'est le couvercle de l'humanité. + encore. En ce moment, à l'heure où je vous parle, il couvre aussi des Gdes pyramides d'Egypte, le Macchu Picchu, l'Afrique du Sud, avec Okkert Brits qui doit se préparer pour Atlanta ! Et aussi la Chine, l'Himalaya. Le ciel est témoin de tout. Pas étonnant que des hommes y aient mis un dieu ! Il est absolument omniscient ! Mais je préfère le voir en tant que simple ciel. Il n'en a que + de mérite et de pureté."

     Cette page n'est pas représentative de mes cahiers, qui abritent surtout des compte-rendus détaillés de qui a fait quoi, qui j'ai vu, ce que j'ai fait, qui a dit quoi sur qui… mais il faut peut-être pouvoir s'autoriser la chronique un peu superficielle de son quotidien pour atteindre de temps en temps une bribe de réflexion. 
     Aujourd'hui je suis d'accord avec mon moi de dix-sept ans. J'écrirais encore le nom dieu avec une minuscule, moins comme une entité qu'un besoin humain qu'on case où on peut, et pourquoi pas dans le ciel, c'est si loin qu'on ne pourra jamais aller en démontrer tout à fait la vacuité. J'oublie toujours autant la beauté du monde tel qu'il est. De temps en temps, ça me traverse : tiens, en ce moment, sur terre, à Paris, ailleurs, dans un immeuble, une case, des milliers de personne préparent à manger / font l'amour / dorment / rient. 
     J'ai gardé cette manie des points d'exclamation, trop souvent. Enthousiasme adolescent jamais tout à fait dépassé ? J'ai toujours dix-sept ans quand j'écris à mes amies. 
      J'ai gardé comme rythme fondamental la succession des Jeux Olympiques. Tokyo nous est refusé, arrivera-t-il l'an prochain ? je veux avoir un appartement à Paris pour 2024 ! si 2024 a lieu en 2024… Et ces compétitions d'athlétisme suivies avec passion depuis mes quatorze ou quinze ans. Je me souviens très bien d'Okkert Brits, troisième homme à franchir les six mètres à la perche (c'était une autre époque), après Sergueï Bubka et Maksim Tarasov. Ce grand corps replié en bout de piste en pleine concentration avant le saut, une anomalie du sport, un non-Russe, un Sud-Africain ! J'ai gardé plusieurs mois l'alarme de mon réveil sur 6h03, en classe de seconde ou première, en hommage à son saut à 6m03 (et puis un jour j'en ai eu marre de me lever si tôt).
       Ce ne sont pas des révélations que je trouve dans ces pages. Mais des précisions, des rappels. Beaucoup de noms propres, moi qui les oublie tous. Et je m'amuse à enquêter. Ce prof de français dont on avait noté toutes les expressions bizarres ? j'ai trouvé son mail, lui ai envoyé la liste. Il est devenu peintre. Ces amis qui apparaissent à toutes les pages de mon cahier, et avec lesquels je ne suis pas restée en contact ? J'enquête. C'est amusant. Parfois je m'adresse à eux, parfois non. Pas par envie de renouer, juste pour savoir. Pour achever l'histoire, archiver. J-C est journaliste, et j'ai vu son nom dans le fil d'actu sur le coronavirus deux jours après l'avoir relu sur la liste de classe. Anne-So ? Infirmière. On a discuté sur Messenger. Elle m'a dit que grâce au livre que je lui avais offert à l'époque, elle avait toujours aimé lire ensuite. Je n'avais aucun souvenir de lui avoir offert un livre, mais vu le titre qu'elle me cite, ça ne pouvait être que moi. Comme j'ai bien fait. Sandrine ? je retrouve son nom  dans un article, comme prof des écoles en Haute-Garonne il y a dix ans. Guilhem ? il bosse dans l'énergie solaire. Sarah ? médecin urgentiste. Julia, je ne sais pas, je ne me rappelle plus son nom de famille. 
      Des petites bribes du passé, pas de nostalgie, pas de regrets - je ne sais pas regretter et m'en porte très bien ainsi. Plutôt la satisfaction de savoir que la petite histoire a débouché sur d'autres petites histoires, tout naturellement. Savoir que les gens existent encore. Ce n'est pas un monde disparu mais un monde dépassé. 
     Tel était le but.
        

lundi 20 avril 2020

Instantané

    
Photo collée dans le cahier des enfants. Je peux en prendre mille  avec
 mon portable mais sur celle-ci je sens le front brûlant de fièvre de mon fils


 35e jour de confinement.
     Le pouvoir de l'instant, est-ce l'instantané ? La spontanéité ?
     J'ai voulu, pour mon anniversaire, un appareil photo à l'ancienne. Un de ces nouveaux appareils façon Polaroïd qui sont furieusement tendance – mais ce n'était pas là ce qui m'inspirait en eux.
   On peut avoir plusieurs conceptions de la photographie. L'image idéale, l'image œuvre d'art, construite, modifiée, altérée. L'image du beau.
     Ce n'est pas du tout ce qui m'intéresse.
   Bien sûr que certaines photos sont belles. Mais elles le sont d'autant plus quand l'objectif a capté l'instant. Quand toutes les trajectoires se sont rencontrées harmonieusement en un point et ont composé d'elles-mêmes l'image devant l'objectif. Quand la seule intervention du photographe est d'appuyer sur la touche de l'appareil au moment opportun.
   Est-il artiste ? À peine. Uniquement quand il fait preuve de ce talent à répétition. Ce n'est certes pas mon cas. Mais j'aime la magie de l'instant, emprisonné par l'image comme un papillon dans un filet, encore tout palpitant.
J'avais mis une pellicule noir et blanc dans le boîtier. Pris l'autre jour une photo du petit dernier endormi sur le canapé, au risque de le réveiller. Peine perdue : flash, bruit du mécanisme, rien ne l'a tiré de sa sieste – vu l'heure, ç'aurait été souhaitable. L'image n'était pas très bien cadrée. Il suçait son pouce, on ne voyait pas si bien le bas de son visage. J'ai laissé la photo sur le porte-partition du clavier, le temps qu'elle apparaisse, et puis encore, et puis deux jours. Je me suis habituée à elle. Elle était imparfaite – parfaitement imparfaite. C'était vraiment mon fils. Sa petite tête, son pouce goulûment enfourné. Elle était tout à fait le reflet de cet instant.
   Ce matin, j'ai eu envie de réitérer. Une photo des trois garçons, chien sur les genoux. 
    Puis, une photo de chacun d'eux, pour la leur donner. L'aîné, assis en tailleurs, penché sur son chiot adoré, qui le caresse. Le cadet, tête en gros plan pressée contre celle de son animal, qui pour une fois pose de profil avec un tombé élégant de l'oreille. Le benjamin qui a voulu poser seul et a tiré sur sa bouche avec conviction : une belle grimace au-dessus du pyjama Batman.
Ce sont eux. Vraiment eux. Juste en cet instant.
    La photographie instantanée est modeste. Elle se laisse guider par le moment, par l'accident, par le hasard, la maladresse. La lumière gouverne. Elle apparaît comme par magie sur le papier, les enfants ni moi ne nous lassons d'observer les premiers contours se dessiner, puis s'affirmer, sur ce film totalement blanc et impassible quand il s'extrait bruyamment du boîtier. L'instantané ne capte qu'un tout petit moment, une bribe de chronologie, un petit quelque chose qu'on a vu exister ou qu'on ne percevait même pas avant de le voir s'imprimer. C'est tout petit mais c'est juste.
     Juste l'instant. Instant juste.
    J'aime cette impression d'offrir le présent. J'ai donné aux enfants leur photo. Ce sera leur marque-page, ou leur souvenir, ou ce qu'il leur plaira d'en faire. Une pause qu'on a faite sur notre petit chemin ordinaire, cette pause qu'on a parfois pour se dire : « Regarde, ce qu'on est en train de vivre ».
     La prise de conscience.
    C'est trop de vouloir une grande vie.
    Commençons par plus petit.
    Nos beaux instants.




jeudi 16 avril 2020

Un an



       Ce matin, à peine avais-je écrit quelques mots dans mon journal qu'une idée m'a traversée, interrompue, et j'ai vite refermé le cahier (c'est l'histoire de ma vie). 

     C'est alors que je l'ai vu.

     Ce cahier. Que je ne remarque plus, puisque je le vois chaque jour depuis… (vérification sur la première page ) le 5 octobre. 
     J'ai peu écrit. 
     Ce cahier qui m'a tout à coup frappée en pleine face comme un symbole incroyable. 

     Je l'ai acheté il y a un an. Pile un an, quasi. C'était le 20 avril 2019, je le parierais, en tout cas c'était un samedi. J'ai un souvenir aigu de cette journée, un de ces souvenirs qui vous prouvent que ça vaut le coup de se créer des souvenirs.

     C'était à Paris. 
     Trajet en TGV. Une grande journée de liberté. Je m'en offre quelques-unes. Le plaisir de se lever tôt pour aller faire quelque chose qui est à la fois précis et dont on choisira chaque contour. L'air frais du printemps, ensoleillé du matin. Me retrouver sur ce quai au milieu de nulle part, en pleine nature, le chant des oiseaux, les quelques voyageurs autour. Moins d'une heure de trajet et débarquer en plein Montparnasse, l'agitation, la rapidité. Le contraste. Prendre le rythme des pas.

     J'adore marcher dans Paris.
     Je retournerai marcher dans Paris.

     Je me souviens aussi d'une atmosphère tendue à mesure que j'approchais du but. Pour traverser la Seine, les CRS me bloquant le passage, "prenez l'autre pont". Les Tuileries fermées. La tension palpable, chez les passants, la police partout. 
     C'était l'époque où les Gilets Jaunes se réunissaient le samedi à Paris. Autre époque, autres tensions.
   

     (et je me souviens brutalement que cette nuit, j'ai rêvé d'une manif et me demandais dans mon rêve comment des gens avaient pu oser faire une manif en période de confinement).


      Il faisait chaud. Les touristes étaient inquiets, ça se sentait, ça s'entendait dans les conversations prises au vol, dans toutes les langues. 
        Me rapprocher de mon but. Le boulevard Haussmann. Pas le secteur le plus serein, au contraire, et au contraire des habitudes. Garées tout le long, les fourgonnettes de police, de CRS. Je crois en avoir compté 38.
  
        Et l'entrée du musée comme un soulagement. Jacquemart-André. J'étais allée y voir Mary Cassatt une autre fois, là c'était Hammershoi. Contraste presque violent de douceur.
         Du monde, mais paisible, mais lent. La lenteur des foules dans les musées : le beau paradoxe.
         Retarder le moment d'entrée, me contraindre à m'asseoir devant la vidéo documentaire juste avant les portiques. Pour repousser la découverte des toiles. Pour avoir ce plaisir juste là, à quelques secondes de moi, mais toujours entier.
         Garder l'empreinte de cette objet sur ma rétine : la palette du peintre, comique de neutralité. On imagine les palettes multicolores, elles le sont d'habitude, on peut le voir ici.

La palette de Chagall


     Mais celle d'Hammershoi.


"The poetry of Silence", titre The Guardian, et c'est tellement ça

       Je n'ai pas envie de raconter ma visite de cette petite exposition. Petite par la taille, feutrée dans cet hôtel particulier, grande par son importance. Ce genre de moments est de l'ordre de l'intime. J'aime être seule pour voir un peintre que j'apprécie profondément. J'aime ne pas avoir besoin de bavarder, d'être civilisée, polie envers une tierce personne, pouvoir aller au rythme que j'ai choisi et lui seulement. J'aime faire un premier tour "neutre", tout voir comme je le souhaite, puis entrer une deuxième fois dans l'exposition et aller me ficher devant ces oeuvres qui vous parlent en profondeur sans qu'on sache toujours pourquoi. 
       C'était d'une monotonie sublime.
       Ces toiles qui vous marquent. D'autres non. 
       Ce miracle : le tableau sur lequel était peint un plafonnier dont je jure qu'il était allumé. J'ai tout vérifié, l'éclairage des spots dans le musée, la toile sous tous les angles, les jeux de couleur contrastés, et je le jure : Hammershoi a réussi à allumer cette ampoule.
      D'ailleurs j'ai acheté le catalogue de l'exposition, feuilleté rapidement et jusqu'à tomber sur le tableau : sur la page, la lampe est allumée.
       Il a réussi à emprisonner la lumière.

      Je suis ressortie de l'exposition un peu chancelante et suis passée par la boutique. Observer les objets, pâles imitations des choses vues, mais imitations tout de même. Trouver une reproduction de tableau pour l'amie que j'allais rejoindre. 

     Tomber sur ce cahier.
     Oh, non, c'était trop facile, un peu ridicule. Le rayon papeterie des musées ! s'acheter à bon compte un bout d'expo flanqué sur un objet.
     Mais ce tableau était si beau. Et on n'a jamais trop de cahiers. Même si celui-ci était tout simple et ne valait pas ses 16 euros.
      Et ça s'est fini comme parfois je le fais : par un "Oh et puis merde" mental. J'ai pris ce cahier.

       Aujourd'hui, alors qu'il est bientôt achevé, je trouve sa présence douce-amère. Le rappel de cette exposition, le symbole de cette liberté qu'on avait, qu'on aura, mais qui ne sera plus jamais une évidence.
       La sérénité du foyer qu'on y lit. Celle qu'il faut inventer chaque jour car le foyer, pas de problème, on a le temps de le voir. Chance, après tout.
       L'espoir et l'ambition qui se glisse dans chaque objet qu'on place sur notre chemin. Je voulais du calme. Je voulais me rappeler la beauté. Je ne pouvais pas imaginer une seconde que le terme "confinement" entrerait dans notre vocabulaire. Que le mot "pandémie" sortirait des fictions catastrophistes sur Netflix. Que je me surprendrais à me dire un jour : "Tiens, 300 morts, c'est pas mal, c'est mieux qu'hier".

       Ce même jour, quelques heures plus tard, avec une amie, boulevard Saint-Michel. Attendre devant le lycée en discutant. Elle allait entrer : réunion pour les oraux d'agreg, qui commençaient le lendemain. J'y étais passée six ans avant, même lieu. Ce jour-là une amie était venue me voir, m'encourager. Cela m'avait tellement soulagée, dans cette tension nerveuse extrême, que j'avais eu envie de faire pareil pour cette autre amie. Me balader dans le coin pendant sa réunion. Aller voir les abords de Notre-Dame, si fraîchement brûlée qu'on croyait la voir fumer encore. La foule massée. Admirer le fait qu'elle attire toujours autant de spectateurs, mais à un quai d'écart.
        Ne pas imaginer une seconde qu'un an après, une foule serait considérée comme un danger. Que Notre-Dame se tiendrait seule, mutilée peut-être mais plus solide que nous.

      C'était il y a un an, c'est resté présent à ma mémoire. 
      Et quand je retournerai à Jacquemart-André, pour une autre exposition, j'irai saluer Notre-Dame, et ce jour aura le goût d'une vie retrouvée. Il sera d'une choquante banalité, la banalité des jours paisibles. 

      La monotonie sublime d'Hammershoi.

dimanche 12 avril 2020

Cher journal

     C'est, à vrai dire, une coïncidence. 
     J'avais décidé de rouvrir la malle qui abrite mes cahiers il y a quelques semaines déjà. Déjà eu l'idée en tête de tout relire, un jour, pour voir. Voir quoi ? justement, on verrait bien.
     J'avais relu les premiers petits carnets. Du moins, les premiers disponibles, car les premiers rédigés ont disparu depuis longtemps.

     Le confinement me donne un espace inédit pour replonger dans le passé. 

     J'ai commencé à écrire mon journal le 14 novembre 1988, à 9 ans 3/4 (on ne plaisante pas avec les morceaux d'année quand on est encore dans sa première décennie de vie). 
     Si je me souviens de la date, c'est que je l'avais écrite en gros dans ce premier carnet, disparu dans la cheminée avec les suivants un jour où j'ai dû trouver trop stupide le contenu, ou trop risquée l'idée que mes parents tombent dessus.

     J'en ai eu l'idée en lisant un roman intitulé Le Fantôme de Thomas Kempe, de Penelope Lively, emprunté en bibliothèque - on n'avait pas d'argent à dépenser dans les livres à l'époque. L'an dernier, je l'ai acheté, d'occasion, dans la même édition, et l'ai relu. Pas le roman du siècle. Mais il a allumé une flamme qui m'a accompagnée depuis lors. Lecture fort utile.

     Je n'ai jamais cessé d'écrire depuis. Dans cette malle, une quarantaine de carnets, cahiers, feuilles volantes, documents en tous genres. Je les garde tous car je sais qu'on oublie. Je sais, intellectuellement, mais l'oubli étant ce qu'il est, j'oublie à quel point j'oublie. 

       Je suis arrivée au milieu des années 90. J'ai seize ans, fini la seconde, c'est l'été.
      Incroyable comme on oublie tout. Tout. A commencer par les noms des gens. Je m'amuse à les taper sur internet et je tombe parfois sur une photo d'eux, tellement identiques que ç'en est comique. L'une est assistante juridique et, alors que son nom ne me disait rien, revoir son grand sourire à grandes dents la fait instantanément resurgir dans ma mémoire. Un autre était un type un peu bizarre, suffisant, et je le retrouve quarantenaire, haut placé dans le commerce d'herbe - la pelouse, pas la drogue, ç'aurait été plus drôle - plusieurs clichés, toujours le menton dressé, défiant.
       Des lettres écrites par des amies de l'époque, en vacances, des messages échangés pendant les cours parce qu'on s'emmerdait tellement en physique ou en histoire-géo. 
        Des pages de questionnement pour un regard échangé avec Bidule ou Truc.

       L'adolescence, quoi.

      Amusant de voir ce qui a changé. Etonnant de voir ce qui ne change pas. Toujours cette aspiration à faire plus,  à faire mieux. Une exigence assez farouche, des mots durs envers moi-même, qui peut-être reflétaient ce que je lisais dans les regards de mon entourage, peu encourageant. Mais toujours, les amies, essentielles, pas toujours les mêmes, mais toujours tissu constitutif du quotidien.

      Alors, à quoi ça sert de garder tout ça ? A quoi ça sert de relire tout ça ?
      A la même chose qu'un jour de plus dans votre existence. A savourer, à s'amuser, à revivre des moments oubliés, bons ou mauvais. L'ironie aussi. L'enterrement de ma grand-mère dont je dis juste que je ne le raconte pas, inutile, je m'en souviendrai toute ma vie.
     Je n'en ai aucun souvenir.
     Tant mieux, non ? L'absence de traumatisme? et pourtant, à l'époque, ça me semblait important. Je n'en saurai pas plus mais j'apprécie de le savoir.
     Des facteurs associés. Un petit détail du quotidien qui m'accompagne encore aujourd'hui, et dont je découvre qu'il est associé à un incident traumatisant. Je n'en avais aucune idée. Mon inconscient, peut-être. Ma conscience l'aura intégré aussi.

     Aujourd'hui, j'écris peu. Régulièrement, quand même, mais un peu comme un geste forcé, et je le regrette. 
      Pourquoi ?
      J'écris peu parce qu'à l'ère numérique, rédiger à la main prend des siècles quand taper un texte me prend deux minutes. Parce que je vis en famille et même si personne ne fouille mes petits cahiers, ils ne sont pas cachés (ceux en cours d'écriture), et l'idée seule que quelqu'un puisse les ouvrir crée une censure automatique. Parce qu'on écrit quand on est seule avec ses pensées et que ces moments sont plus rares. Parce que j'ai moins de temps pour le faire, vu que les repas ne se préparent pas tout seuls, pour n'évoquer qu'une des nombreuses activités qui rythment les jours.
       Je le regrette parce qu'arrêter le temps, s'installer et l'écrire passer, ce n'est pas vivre moins, c'est vivre deux fois. Prendre le temps de collecter. Foncer tête baisser serait comme se féliciter de voir les framboises pousser sur le buisson sans jamais prendre le temps de les cueillir. Parce que quand rien ne va, rien ne calme comme l'écrire : la lenteur, l'analyse, le décryptage, et sortir tout ça de sa tête. 
       "Tu en feras quoi quand tu seras morte ?"
       Je n'en ferai rien, car je serai morte !
       A vrai dire, je ne projette rien. Ces cahiers n'ont d'intérêt que pour moi. Ils m'ont évité de voir fuir dans l'oubli tous ces petits détails qui recréent une époque. Un objet, une musique mentionnés, une habitude, le nom d'amis qu'on ne voit plus mais qu'on aimait bien. Tout un tissu mnésique qui s'efface car la mémoire a ses limites et c'est très bien comme ça.
     Ce journal est, au quotidien, mon espace de défrichage. A posteriori, mon disque dur externe.

     Je n'ai pas de conseil à donner.
     Mais juste pour voir, commencez le vôtre, là, tout de suite, maintenant.
     Juste pour voir.
     On associe le journal aux émois adolescents de filles en pleine tourmente hormonale.
     Dans les milieux protestants, on l'associe à l'introspection philosophique de celui qui veut mieux comprendre la vie.
     Je pense qu'on peut en faire absolument ce que l'on veut.

     On m'a souvent dit que c'était bizarre, que ça ne servait à rien, qu'on n'avait pas de temps à perdre avec ça, que "moi je suis trop occupée, je ne pourrais jamais", que "tu vas en faire quoi après ?".
      Je n'essaie pas de me justifier. A quoi bon ? Ils partent convaincus de savoir. Ils regardent avec autant de soupçon cette manie malsaine que s'ils me voyaient me curer le nez.
     Tant pis pour eux.
    

      Ma vie n'a aucune espèce d'importance particulière, mon journal, aucune valeur littéraire ni de témoignage pour quiconque excepté moi. Et c'est bien suffisant, puisque c'est tout ce que je lui demande.

       On comprend beaucoup plus quand on essaie de comprendre. On retient plus de grains de sable quand on resserre les doigts.
           Mon journal sert juste à ça; vain ? peut-être. idiot, vaniteux ? possible. Et alors ? 
  
        Essayez, là, tout de suite. Qu'avez-vous à perdre ?
        Cinq minutes ?
        Mais ces cinq minutes, vous les aurez gagnées. Capturées comme un papillon en mouvement à travers le temps.

mardi 7 avril 2020

Concret


     Un réveil de confinement. Etirements dans la maison endormie, regarder une courte vidéo choisie avec soin (il faut qu'elle soit en anglais, il faut qu'elle soit signifiante, il faut qu'elle me lance dans l'humeur que j'ai choisie pour la journée).


     Finalement pas si courte, à peine en anglais, tout en sonorités.

 Remonter me blottir sous la couette, commencer mon millefeuille de lectures du matin :

- Proust, quelques pages numériques sur ma liseuse (l'équivalent de 1% du total)

- Hard Times, de Studs Terkel, dix pages seulement, ça ne se lit pas comme un roman. J'ai failli l'acheter à une époque et je l'ai finalement emprunté au dernier jour d'ouverture de la bibliothèque, le 14 mars, dans une autre vie, celle où les lieux ouvraient encore. Tant mieux. Livre très inégal. Je reste marquée par Ten Lost Years, sur le même thème.

- quelques pages de mon journal de jeunesse, déterré de sa cachette (grande cachette, car de nombreux cahiers). J'en suis à l'année de seconde. A lire de façon confidentielle, loin des regards de quiconque, ce qui ralentit la manoeuvre. Ambition de tout relire peu à peu - un vrai projet de confinement.

- une dizaine de pages du livre Votre temps est infini, de Fabien Olicard. Le livre de ma "liste des dix" en cours (…qui contient en fait 13 titres, mais ne soyons pas pointilleux).

Sur ces entrefaites mon fils a débarqué et je suis descendue lui mettre Pat Patrouille à la télé. Tasse de café. Tour sur la tablette.

Aller lire la première entrée d'un nouveau blog, celui d'une amie. Me promener dans les phrases, lourdes de sens, denses, riches. 

Me rendre compte, de façon criante, à quel point j'écris à l'opposé. Ce qui n'empêche en rien les mélanges de se faire. Au contraire. Quoi de mieux que l'acide et le sucré mélangé ? un gâteau au citron. Quoi de mieux que l'aérien et le pâteux emmêlés ? ça donne l'onctueux.

      
     Je suis à l'altitude de l'hyper concret.
     Le terre à terre, et pour la première fois je me demande ce que veut dire exactement cette expression. De la terre à la terre ? L'opposé de "la terre à la lune" ? 
      Le dictionnaire en ligne propose deux origines : peut-être celle de chevaux avançant par petits sauts, sans guère quitter le sol. Ou bien un terme de navigation, ces bateaux qui s'éloignent peu des côtes et font du cabotage. J'aime davantage cette idée.
     Cette expression est pourtant péjorative. Le cheval, le bateau, manquent d'audace, d'envol. Ils restent englués dans leurs limites, le sol comme rétention.

     Je pense l'inverse.
     Etre terre à terre, c'est resté connecté à l'origine. A notre dimension matérielle, animale. A la chair qui nous bâtit, cette chair identique en apparence, renouvelée tout le temps, au fil des cellules. C'est rester dans le domaine du visible. Le domaine des choses sur lesquelles on peut agir.

     C'est, peut-être, échapper aux hautes sphères, en manquer la beauté, les dangers de l'envol.
      Je ne crois pas.
      Pas plus qu'on ne choisit son camp. On est comme on est. Je suis de la terre, d'une famille de paysans, d'une nature anxieuse et optimiste à la fois (qui y voit une contradiction ?). Le pire est toujours possible, il serait fou de ne pas cueillir le meilleur. Et comme l'objectif est trop vaste, cueille des tout petits mieux. Une sensation. Une action. De petits gestes, qui impriment une direction, donc une ligne, donc un espoir tout au bout, au niveau de la flèche.
      Je ne peux pas décider d'être sereine.
      Je peux décider de ranger le palier, jonché de jouets d'enfants jour après jour. J'y passe  deux heures. Je n'ai rien fait d'important, et quelque chose s'est apaisé. 
      Remettre les choses en place. Trop dur pour les idées ? fais-le pour les objets.
      Se fabriquer de beaux moments. Trop compliqué ? Fais une liste dans un cahier. Tu trouveras quelque chose, de minuscule, que quelqu'un d'autre aurait trouvé indigne ou aurait jeté, mais ce sera quelque chose, et ça vaudra bien mieux que rien.
      Tu ne peux pas empêcher six cent personnes de mourir à l'hôpital.
      Tu ne peux agir que dans ton périmètre. Mais dans ce périmètre vivent des êtres, petits, influençables peut-être, qui ont besoin de se nourrir de force. Alors tu fermes les écoutilles, tu ne regardes jamais l'actualité, tu la suis sur un live internet, sans son, sans paroles, juste des mots et des chiffres. Davantage de distance puisque la proximité blesse sans aider quiconque. 
       C'est ça, la distanciation sociale. Se tenir assez loin du brasier pour lui laisser le loisir de s'éteindre sans aller l'alimenter.
        Ce n'est ni mieux ni moins bien. C'est une autre façon d'appréhender l'angoisse. Et chacun fait bien comme il peut.




jeudi 2 avril 2020

Comptes



     J'aurai rarement mis aussi peu de temps pour faire mes comptes. La liste occupé deux pages du cahier d'habitude : une demie ce mois-ci.

      Recettes : mon salaire.  Point. Et c'est très bien, en une fin de mois où,  selon les situations,  pas mal de personnes vont devoir subir la diminution d'un chômage partiel totalement imprévisible. 

     Dépenses : de l'alimentaire principalement. En début de mois, parce que mois sans achat oblige, j'ai évité le reste. Ensuite, parce qu'avoir de quoi nourrir toute la famille à tous les repas était la seule priorité. Mon conjoint a fait des courses lui aussi, à part ça, calme plat.
     L'essence, deux fois. Le réservoir ne s'est plus vidé ensuite. 
     La cotisation pour la mutuelle, le prélèvement mensuel pour une association. Tiens, j'ai oublié de noter le paramètre, une fois, ouh 40 centimes !

     La colonne des dépenses personnelles est restée,  comme prévu, vide.

     Pour le total, lui et moi nous faisons un bilan des dépenses "communes " de chacun et on rééquilibre pour que ce soit équitable. J'ajoute 700e chaque mois qui partent sur le compte joint, lui aussi, ce qui fait 1400e pour tout payer : eau, EDF, impôts divers, cantine des enfants, vacance locative si l'un de nos appartements n'est pas loué, réparations, vacances...

     Et j'ajoute les 2e de mon téléphone portable. Oui, je sais. Pour 2e je pourrais laisser tomber.  Mais c'est par principe : mon téléphone,  ma dépense. J'appelle si peu que l'heure mensuelle dont je' dispose est à peine entamée. En revanche j'aime envoyer des messages.

     Et voilà. 
     Un bilan à baîller d'ennui. 
     Tant mieux. J'ai donc 1385e à répartir. 250 sur livret A, 370 sur PEL (pour ce fameux appart à Paris virtuel et inachetable de toute façon en ce moment ), le reste sur le compte courant pour le mois à venir. Il me faudra vraiment changer d'ordinateur mais qui sait quand ce sera possible ? Pas grave. Ça attendra.