dimanche 12 avril 2020

Cher journal

     C'est, à vrai dire, une coïncidence. 
     J'avais décidé de rouvrir la malle qui abrite mes cahiers il y a quelques semaines déjà. Déjà eu l'idée en tête de tout relire, un jour, pour voir. Voir quoi ? justement, on verrait bien.
     J'avais relu les premiers petits carnets. Du moins, les premiers disponibles, car les premiers rédigés ont disparu depuis longtemps.

     Le confinement me donne un espace inédit pour replonger dans le passé. 

     J'ai commencé à écrire mon journal le 14 novembre 1988, à 9 ans 3/4 (on ne plaisante pas avec les morceaux d'année quand on est encore dans sa première décennie de vie). 
     Si je me souviens de la date, c'est que je l'avais écrite en gros dans ce premier carnet, disparu dans la cheminée avec les suivants un jour où j'ai dû trouver trop stupide le contenu, ou trop risquée l'idée que mes parents tombent dessus.

     J'en ai eu l'idée en lisant un roman intitulé Le Fantôme de Thomas Kempe, de Penelope Lively, emprunté en bibliothèque - on n'avait pas d'argent à dépenser dans les livres à l'époque. L'an dernier, je l'ai acheté, d'occasion, dans la même édition, et l'ai relu. Pas le roman du siècle. Mais il a allumé une flamme qui m'a accompagnée depuis lors. Lecture fort utile.

     Je n'ai jamais cessé d'écrire depuis. Dans cette malle, une quarantaine de carnets, cahiers, feuilles volantes, documents en tous genres. Je les garde tous car je sais qu'on oublie. Je sais, intellectuellement, mais l'oubli étant ce qu'il est, j'oublie à quel point j'oublie. 

       Je suis arrivée au milieu des années 90. J'ai seize ans, fini la seconde, c'est l'été.
      Incroyable comme on oublie tout. Tout. A commencer par les noms des gens. Je m'amuse à les taper sur internet et je tombe parfois sur une photo d'eux, tellement identiques que ç'en est comique. L'une est assistante juridique et, alors que son nom ne me disait rien, revoir son grand sourire à grandes dents la fait instantanément resurgir dans ma mémoire. Un autre était un type un peu bizarre, suffisant, et je le retrouve quarantenaire, haut placé dans le commerce d'herbe - la pelouse, pas la drogue, ç'aurait été plus drôle - plusieurs clichés, toujours le menton dressé, défiant.
       Des lettres écrites par des amies de l'époque, en vacances, des messages échangés pendant les cours parce qu'on s'emmerdait tellement en physique ou en histoire-géo. 
        Des pages de questionnement pour un regard échangé avec Bidule ou Truc.

       L'adolescence, quoi.

      Amusant de voir ce qui a changé. Etonnant de voir ce qui ne change pas. Toujours cette aspiration à faire plus,  à faire mieux. Une exigence assez farouche, des mots durs envers moi-même, qui peut-être reflétaient ce que je lisais dans les regards de mon entourage, peu encourageant. Mais toujours, les amies, essentielles, pas toujours les mêmes, mais toujours tissu constitutif du quotidien.

      Alors, à quoi ça sert de garder tout ça ? A quoi ça sert de relire tout ça ?
      A la même chose qu'un jour de plus dans votre existence. A savourer, à s'amuser, à revivre des moments oubliés, bons ou mauvais. L'ironie aussi. L'enterrement de ma grand-mère dont je dis juste que je ne le raconte pas, inutile, je m'en souviendrai toute ma vie.
     Je n'en ai aucun souvenir.
     Tant mieux, non ? L'absence de traumatisme? et pourtant, à l'époque, ça me semblait important. Je n'en saurai pas plus mais j'apprécie de le savoir.
     Des facteurs associés. Un petit détail du quotidien qui m'accompagne encore aujourd'hui, et dont je découvre qu'il est associé à un incident traumatisant. Je n'en avais aucune idée. Mon inconscient, peut-être. Ma conscience l'aura intégré aussi.

     Aujourd'hui, j'écris peu. Régulièrement, quand même, mais un peu comme un geste forcé, et je le regrette. 
      Pourquoi ?
      J'écris peu parce qu'à l'ère numérique, rédiger à la main prend des siècles quand taper un texte me prend deux minutes. Parce que je vis en famille et même si personne ne fouille mes petits cahiers, ils ne sont pas cachés (ceux en cours d'écriture), et l'idée seule que quelqu'un puisse les ouvrir crée une censure automatique. Parce qu'on écrit quand on est seule avec ses pensées et que ces moments sont plus rares. Parce que j'ai moins de temps pour le faire, vu que les repas ne se préparent pas tout seuls, pour n'évoquer qu'une des nombreuses activités qui rythment les jours.
       Je le regrette parce qu'arrêter le temps, s'installer et l'écrire passer, ce n'est pas vivre moins, c'est vivre deux fois. Prendre le temps de collecter. Foncer tête baisser serait comme se féliciter de voir les framboises pousser sur le buisson sans jamais prendre le temps de les cueillir. Parce que quand rien ne va, rien ne calme comme l'écrire : la lenteur, l'analyse, le décryptage, et sortir tout ça de sa tête. 
       "Tu en feras quoi quand tu seras morte ?"
       Je n'en ferai rien, car je serai morte !
       A vrai dire, je ne projette rien. Ces cahiers n'ont d'intérêt que pour moi. Ils m'ont évité de voir fuir dans l'oubli tous ces petits détails qui recréent une époque. Un objet, une musique mentionnés, une habitude, le nom d'amis qu'on ne voit plus mais qu'on aimait bien. Tout un tissu mnésique qui s'efface car la mémoire a ses limites et c'est très bien comme ça.
     Ce journal est, au quotidien, mon espace de défrichage. A posteriori, mon disque dur externe.

     Je n'ai pas de conseil à donner.
     Mais juste pour voir, commencez le vôtre, là, tout de suite, maintenant.
     Juste pour voir.
     On associe le journal aux émois adolescents de filles en pleine tourmente hormonale.
     Dans les milieux protestants, on l'associe à l'introspection philosophique de celui qui veut mieux comprendre la vie.
     Je pense qu'on peut en faire absolument ce que l'on veut.

     On m'a souvent dit que c'était bizarre, que ça ne servait à rien, qu'on n'avait pas de temps à perdre avec ça, que "moi je suis trop occupée, je ne pourrais jamais", que "tu vas en faire quoi après ?".
      Je n'essaie pas de me justifier. A quoi bon ? Ils partent convaincus de savoir. Ils regardent avec autant de soupçon cette manie malsaine que s'ils me voyaient me curer le nez.
     Tant pis pour eux.
    

      Ma vie n'a aucune espèce d'importance particulière, mon journal, aucune valeur littéraire ni de témoignage pour quiconque excepté moi. Et c'est bien suffisant, puisque c'est tout ce que je lui demande.

       On comprend beaucoup plus quand on essaie de comprendre. On retient plus de grains de sable quand on resserre les doigts.
           Mon journal sert juste à ça; vain ? peut-être. idiot, vaniteux ? possible. Et alors ? 
  
        Essayez, là, tout de suite. Qu'avez-vous à perdre ?
        Cinq minutes ?
        Mais ces cinq minutes, vous les aurez gagnées. Capturées comme un papillon en mouvement à travers le temps.

1 commentaire:

  1. "Je le regrette parce qu'arrêter le temps, s'installer et l'écrire passer, ce n'est pas vivre moins, c'est vivre deux fois." Merci beaucoup pour ces mots, poignants.
    Les gens qui t'ont dit tout cela sont si sévères... Au contraire, les autres voient souvent la tenue d'un journal comme quelque chose de fascinant...mystérieux...(et je riais intérieurement car, pas du tout !).
    Par contre, non, ce n'est pas vain. J'ai même réécrit une partie de mon journal de Seconde pour l'envoyer à mes amis : description de soirées, de gestes, retranscription de paroles...ils en redemandaient ! Ça peut aussi s'offrir, curieusement, des morceaux de journal.
    Tu me donnes l'envie d'écrire plus...à la main !
    Merci encore.

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