mardi 7 avril 2020

Concret


     Un réveil de confinement. Etirements dans la maison endormie, regarder une courte vidéo choisie avec soin (il faut qu'elle soit en anglais, il faut qu'elle soit signifiante, il faut qu'elle me lance dans l'humeur que j'ai choisie pour la journée).


     Finalement pas si courte, à peine en anglais, tout en sonorités.

 Remonter me blottir sous la couette, commencer mon millefeuille de lectures du matin :

- Proust, quelques pages numériques sur ma liseuse (l'équivalent de 1% du total)

- Hard Times, de Studs Terkel, dix pages seulement, ça ne se lit pas comme un roman. J'ai failli l'acheter à une époque et je l'ai finalement emprunté au dernier jour d'ouverture de la bibliothèque, le 14 mars, dans une autre vie, celle où les lieux ouvraient encore. Tant mieux. Livre très inégal. Je reste marquée par Ten Lost Years, sur le même thème.

- quelques pages de mon journal de jeunesse, déterré de sa cachette (grande cachette, car de nombreux cahiers). J'en suis à l'année de seconde. A lire de façon confidentielle, loin des regards de quiconque, ce qui ralentit la manoeuvre. Ambition de tout relire peu à peu - un vrai projet de confinement.

- une dizaine de pages du livre Votre temps est infini, de Fabien Olicard. Le livre de ma "liste des dix" en cours (…qui contient en fait 13 titres, mais ne soyons pas pointilleux).

Sur ces entrefaites mon fils a débarqué et je suis descendue lui mettre Pat Patrouille à la télé. Tasse de café. Tour sur la tablette.

Aller lire la première entrée d'un nouveau blog, celui d'une amie. Me promener dans les phrases, lourdes de sens, denses, riches. 

Me rendre compte, de façon criante, à quel point j'écris à l'opposé. Ce qui n'empêche en rien les mélanges de se faire. Au contraire. Quoi de mieux que l'acide et le sucré mélangé ? un gâteau au citron. Quoi de mieux que l'aérien et le pâteux emmêlés ? ça donne l'onctueux.

      
     Je suis à l'altitude de l'hyper concret.
     Le terre à terre, et pour la première fois je me demande ce que veut dire exactement cette expression. De la terre à la terre ? L'opposé de "la terre à la lune" ? 
      Le dictionnaire en ligne propose deux origines : peut-être celle de chevaux avançant par petits sauts, sans guère quitter le sol. Ou bien un terme de navigation, ces bateaux qui s'éloignent peu des côtes et font du cabotage. J'aime davantage cette idée.
     Cette expression est pourtant péjorative. Le cheval, le bateau, manquent d'audace, d'envol. Ils restent englués dans leurs limites, le sol comme rétention.

     Je pense l'inverse.
     Etre terre à terre, c'est resté connecté à l'origine. A notre dimension matérielle, animale. A la chair qui nous bâtit, cette chair identique en apparence, renouvelée tout le temps, au fil des cellules. C'est rester dans le domaine du visible. Le domaine des choses sur lesquelles on peut agir.

     C'est, peut-être, échapper aux hautes sphères, en manquer la beauté, les dangers de l'envol.
      Je ne crois pas.
      Pas plus qu'on ne choisit son camp. On est comme on est. Je suis de la terre, d'une famille de paysans, d'une nature anxieuse et optimiste à la fois (qui y voit une contradiction ?). Le pire est toujours possible, il serait fou de ne pas cueillir le meilleur. Et comme l'objectif est trop vaste, cueille des tout petits mieux. Une sensation. Une action. De petits gestes, qui impriment une direction, donc une ligne, donc un espoir tout au bout, au niveau de la flèche.
      Je ne peux pas décider d'être sereine.
      Je peux décider de ranger le palier, jonché de jouets d'enfants jour après jour. J'y passe  deux heures. Je n'ai rien fait d'important, et quelque chose s'est apaisé. 
      Remettre les choses en place. Trop dur pour les idées ? fais-le pour les objets.
      Se fabriquer de beaux moments. Trop compliqué ? Fais une liste dans un cahier. Tu trouveras quelque chose, de minuscule, que quelqu'un d'autre aurait trouvé indigne ou aurait jeté, mais ce sera quelque chose, et ça vaudra bien mieux que rien.
      Tu ne peux pas empêcher six cent personnes de mourir à l'hôpital.
      Tu ne peux agir que dans ton périmètre. Mais dans ce périmètre vivent des êtres, petits, influençables peut-être, qui ont besoin de se nourrir de force. Alors tu fermes les écoutilles, tu ne regardes jamais l'actualité, tu la suis sur un live internet, sans son, sans paroles, juste des mots et des chiffres. Davantage de distance puisque la proximité blesse sans aider quiconque. 
       C'est ça, la distanciation sociale. Se tenir assez loin du brasier pour lui laisser le loisir de s'éteindre sans aller l'alimenter.
        Ce n'est ni mieux ni moins bien. C'est une autre façon d'appréhender l'angoisse. Et chacun fait bien comme il peut.




2 commentaires:

  1. Vive les mélanges (pour mon premier gâteau marbré, j'avais...mélangé les deux pâtes !).
    Comme toujours, ce que tu dis fait beaucoup réfléchir, cela accompagne, reste dans la tête, se transforme en soi.
    Merci pour ces mots qui font du bien : "Pas plus qu'on ne choisit son camp. On est comme on est."
    Un ami m'avait dit "ton écriture est trop aérienne, éthérée, on s'y perd, et puis elle est trop difficile à comprendre". Alors j'avais essayé "d'écrire concret". Eh bien, évidemment, foirage total. Ou plutôt : ce n'était pas moi...
    Bon continuation dans ton écriture !

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  2. C'est un peu ma philosophie qu'on peut se fabriquer de bons moments avec très peu de choses, sans aller très loin.
    Merci pour votre visite de l'autre jour !
    Bon week end.

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