vendredi 3 juillet 2020

Et puis voilà


     Tu rapportes les derniers cartons à la maison. Tu as vidé ta salle de cours, intégralement, de tout ce qui t'appartenait, de tout ce qui la faisait tienne. Des feuilles, beaucoup trop. Des cours jamais trié. Des livres, des pochettes, des manuels, des stylos, des objets en tout genre. Tu as retiré des murs tout l'affichage, les arbres en carton bricolés avec les élèves, arrachés, la grande nappe en papier pour coller la frise chronologique, dégagée. La salle est à nouveau neutre, blanchâtre, blafarde, avec quelques traces de pâte collante en plus et quelques écailles de peinture en moins. 
     Auras-tu la même l'an prochain ? Probable. Mais quand même. Redémarrer à zéro.
     Ou presque. Au-dessus du tableau blanc, la guirlande en origami faite par une amie. Sous l'horloge, l'inscription "la chance est un muscle", qui date d'un certain vendredi 13 de septembre dernier. Laissés là. Quand même. Derniers oripeaux d'une année anomalie.

     Tu vides ton casier. Tout verser sans ménagement dans le carton, de ceux qui emballent les ramettes de papier dont on fait une consommation affolante bien que soucieux d'éliminer le superflu.

     Tu rapportes à ta voiture ces derniers reliquats de ton année scolaire. Mélancolique. Les autres années, déjà, ce dernier jour, celui des réunions, tu n'es plus pressée de partir. Tu n'as plus d'obligation à fuir. Les collègues s'échappent les uns après les autres, enthousiastes. Toi, tu te réjouissais de cette fin. Chronique d'une mort annoncée. 
    Mais au fond, l'idée de la fin te suffisait.
    Cette année, tout est différent. Les tonalités étranges. Tu n'aimes pas préparer des cours, encore moins les donner, tu détestes corriger des copies. Toutes ces pesanteurs infinies. Cette réunion sur les projets ce matin, ces budgets à débattre infiniment, se voir reprocher à la fois ce qu'on fait et ce qu'on ne fait pas, devoir anticiper, classer, réfléchir, décider, le bruit des élèves, le bordel dans le sac, les sonneries récurrentes. Toutes ces pesanteurs. Jour après jour.
     Mais le dernier jour n'est pas le même, et encore moins cette année où il pue l'imposture. Tu n'as même pas eu le temps de faire qu'il faut défaire. Et pourtant tu en as fait, des cours. Il va falloir trier en numérique cette fois.

     Si on te disait qu'il faut y retourner, là, lundi matin, tu hurlerais à la mort. Comme ce n'est pas le cas, tu murmures à la mélancolie.
      Les élèves qu'on n'aura pas revus. Qu'on ne reverra pas puisqu'ils partent tous vers un autre établissement. Ce n'est pas si grave. Mais toujours étrange.

     Et ce dernier jour, c'est quitter les collègues. Rien de bien choquant. Tu ne pouvais déjà plus entendre les plaintes, les critiques. Mais il y a aussi les sourires, les rires, le calendrier passé dans les rangs pour noter son anniversaire, la collègue pas revue depuis des mois qui revient en gémissant, le dos en compote, celui qui a glissé un petit cadeau acheté par sa femme dans ton casier, parce que tu as aidé un peu son fils à préparer son bac de français - bac qu'il n'aura jamais passé, celui qui part vers une affectation encore inconnue et qui serait bien resté, et qui reste encore bavarder un peu, comme pour conjurer le moment. 
     Ce sont les gens qui font la valeur des instants.
     On les retrouvera.

    Déjà, tu te prépares à la suite. Une journée de vadrouille urbaine demain. Télécharger un fond d'écran estival sur l'ordinateur. Regarder avec dédain la pile des cartons dans le bureau, quoi, je n'ai pas trié ce coin-là de tout le confinement, il va vraiment falloir s'y mettre?

    Tu acceptes. Ce petit fond de mélancolie parce que c'est fini.

    Autre chose commencera.

   Autre chose est en train de commencer.

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