mardi 28 août 2018

Gâchis

    Selon moi, il existe deux façons opposées de gâcher.

     La plus évidente consiste à utiliser plus que ce qui nous est nécessaire, sans bienfait aucun, ou de laisser de côté s'abîmer une portion de ce qu'on a. Exemple : mettre deux fois plus de crème hydratante sur son visage en espérant être deux fois mieux hydratée. Acheter un kilo de viande, en consommer six cent grammes, se lasser, laisser traîner le reste dans le frigo, le jeter.
     Typique, quoi.

    Mon père fait preuve de plus d'inventivité. 

     Hier, nous sommes allés le voir. J'avise dans le placard sous l'escalier une vieille paire de…chaussons ? Sandales ? Un truc poussiéreux à souhait qui me rappelle vaguement quelque chose.

      "Eh ! mais il faut les jeter, ça ! c'était à moi, je crois !
      - C'est pas à ton frère ?"

Après vérification de pointure, non. Du 38, ce n'est pas à mon frère. Et quand bien même, vu la couche de poussière, il y a bien longtemps qu'aucun pied n'est entré là-dedans (à la réflexion, depuis que j'ai cessé de passer de longues périodes chez mes parents…soit quinze ans. Environ).

     "Je vais les jeter, ils ne servent à rien.
    - Non, non ! faut pas jeter ça ! 
    - Mais c'est plein de poussière !
   - Alors lave-les !
   - Ca ne sert à rien, personne ne va les porter. Tu as vu dans quel état ils sont ?
   - Mais non, ne les jette pas. Laisse donc. 
   - Mais tu ne vas pas les mettre, toi non plus ! c'est même pas ta pointure !"

    Mon père a inventé le gâchis dissimulé. Sous prétexte de ne pas gaspiller quelque chose (en l'occurrence une paire de pseudo chaussons dont plus personne ne veut depuis des lustres et qui sont abîmés) il…le garde. Pour en faire quoi ? Rien. Jamais. Mais "ça peut servir". Cette phrase, le "ça peut servir" est à compléter toujours, toujours, sans exception, par : "…mais ça ne servira pas".

     J'en ai voulu à mes parents quand j'étais plus jeune. Au lieu d'une chambre normale, j'avais une chambre contenant deux grosses armoires pleines de vieux vêtements qui ne servaient à rien ni personne. Jamais. Le rebut, c'était là, dans notre espace vital. De la place gaspillée en permanence.

     J'essaie de ne pas juger. Mon père a connu la guerre (il était enfant). Il a vécu à la campagne où on gardait tout car on avait rarement quelque chose de plus, de neuf. Il fallait se cramponner à tout ce qui était utilisable. Ajoutez une avarice toute berrichonne et vous avez le tableau complet. D'où ma tante, 75 ans, en maison de retraite, qui a hérité d'un vrai pactole et ne l'a JAMAIS utilisé, jamais, sauf à présent pour payer les traites de sa maison de retraite. Quel sens de la fête. LE vrai gâchis, c'est ça. L'objet, l'argent, ne rendra jamais le temps, la force de vie. 
    
      Alors oui, mon père a su vivre de très peu. Frugalité est presque un gros mot pour désigner son mode de vie. Mais pour moi la frugalité saine est de profiter au maximum de ce qu'on a. Pas de le garder de côté pour une hypothétique occasion dont on sait bien qu'elle n'arrivera jamais. Cela, c'est s'interdire de vivre. Cela lui convient. D'accord. Pas à moi.

     Il y a longtemps, je lui ai dit : "Tiens, tu as ce petit plateau dans le grenier, ce serait parfait pour mettre le bol de croquettes de mon chat.
     - Ah non ! c'est trop beau pour un chat, ça !"
     Bon. Je ne vais pas lui prendre ses objets. J'ai laissé le plateau. Vexée.
     Il y est toujours, le plateau, dans le grenier. La couche de poussière en plus. C'est trop beau pour un chat mais pas trop beau pour un grenier.

     Je ne veux pas m'opposer à lui, ce serait inutile. Tout un monde et mille générations nous séparent. Je ne veux pas le blesser inutilement non plus. La société de consommation, il n'en a jamais fait partie et ce n'est pas qu'un tort.

      Mais je refuse de me laisser ensevelir sous le poids des obligations imaginaires.
      Alors j'ai pris un sac, glissé dedans les chaussons coupables. Fait un tour au grenier, y ai trouvé quatre vieilles paires de baskets trouées que je portais il y a vingt ans (sérieux, il espérait en faire quoi ????). Vidé un tiroir de lingerie abandonnée dans l'armoire à l'époque où j'étais étudiante. Idem avec de vieux produits de beauté croupis. J'ai rapporté tout ça dans ma maison, ma poubelle. 

    Mon tri à moi.

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