jeudi 18 février 2021

Mettre à plat


        Mettre à plat. 
        Etre à plat.

       Les deux expressions sonnent pareil, à une consonne près. Elles ont un sens bien différent. 

    Vraiment ?
        
    Ci-dessus, l'état de mon coin bureau depuis, ma foi...des mois ? davantage ? Des piles de livres qui s'effondrent. Des objets en tous genres ayant rejoint les étagères par simple attraction de proximité : "Où je vais poser ça ? ici, en attendant..." En attendant quoi ? Le déluge ? Le prochain confinement ?
    En attendant de décider. 
    Car ce lieu criait haut et fort la mise en berne de mon pouvoir de décision.
    Ce n'est pas tant la fatigue visuelle du désordre. Ce n'est pas tant le dérangement esthétique. Ce n'est pas tant le volume total. Mais le poids des actions suggérées. 

Une pelote de laine sur l'étagère : vestige de cette fois où j'ai vu quelqu'un tricoter à la télé et ai ressenti une brusque envie d'en faire autant, comme quand j'étais petite, pour voir, pour la sensation des mailles entre les doigts et des aiguilles qui s'entrechoquent.

Un vieux t-shirt en boule : pour le découper en lanière et fabriquer un tapis tressé, d'ailleurs tout un carton est plein de ces tissus à divers stades de transformation, bien que le projet soit en veille pour l'instant.

Sur mon bureau, un garage Pyjamasques avec lequel mon fils jouait ce jour-là, et qu'il pose sur le seul espace que je tiens à garder dégagé, à savoir le dessus de mon bureau - seul espace qui se retrouve donc vite envahi par les jouets.

Sur les cartons, des piles de papiers reçus et que je ne sais pas comment classer.

A droite, un petit meuble ajouté à la Toussaint et toujours pas investi d'autre chose que d'éléments au hasard. Je comptais y constituer une petite sélection de mes livres préférés.

Tous ces affrontements repoussés à un hypothétique "plus tard". Lourd, malsain, poussiéreux, pénible.

Par certains aspects, j'étais à plat. Alors autant pousser le bouchon un cran plus loin, une consonne plus loin. Mettre à plat. Evacuer, trier, dépoussiérer. Quitte à être mal, autant reconstruire sur une base saine.

Comme je suis naïve j'espérais m'en tirer en une journée. C'était la semaine dernière.


    J'ai entrepris d'empiler mes livres sur le coffre ancien. Calcul pratique et stratégique :
- une grande surface plane pour organiser le contenu de l'étagère
- une nécessité absolue de finir rapidement car le coffre contient le bois de chauffage, or il faisait -4 degrés ce jour-là.

    Naïve mais lucide tout de même. J'ai sorti quelques bûches du coffre avant de commencer. Au cas où.

    Puis, les opérations qu'on connaît tous. Vider, poser ailleurs, dépoussiérer, nettoyer. Le plaisir physique de toucher ces volumes qui m'accompagnent depuis des années. Ces questions : "Je le garde, lui ? Et celui-là, de quoi il parle, déjà ?". Ces réponses parfois viscérales, "lui, pas question de l'ôter, il faudrait me passer sur le corps!", qui me font prendre le petit livre de poche tout corné contre moi, farouche comme un enfant se cramponne à son doudou, et me montre que là, on touche au coeur, au corps, au noyau dur de ce que je suis. 

    Bonne nouvelle. J'ai donc un coeur et un noyau dur. Quoi qu'en pensent quelques-uns. "Pardonne-leur, car ils ne savent pas ce qu'ils font", disait Jésus, et j'aurai du mal à boxer dans la même catégorie niveau grandeur d'âme. "Pardonnez à vos ennemis : ils vont détester ça !" avais-je lu une fois, et ça m'avait beaucoup fait rire.

    Alors oui. On met à plat. On fait le tri de ce qu'on est, de ce qu'on veut. On revoit qui on était. Qui on est resté. Le monde entier (notez le ton mélodramatique) pourra vous jeter l'opprobre, vous êtes toujours cette petite fille qui lisait fébrilement ce roman sur la danse qu'on ne la laissait pas pratiquer (et qu'elle pratique depuis). Personne n'aura le pouvoir sur ça. 

    Un aveu : le soir venu, tout n'était pas trié. Loin de là. Mais j'avais dégagé assez d'espace sur mon bureau (en commençant par ôter le garage Pyjamasques) pour retirer les piles restantes de la malle.



     Est-ce parfait ? Non, car parfait n'est pas humain. Parfaire, c'est finir jusqu'au bout, c'est courir à la mort. La bibliothèque est un organe vivant, mouvant. Organique. Il faut juste lui laisser de la place aux entournures. Quelques chantiers encore en mal d'être traités. Mais ça viendra. Un cadre à accrocher. Des papiers à trier. Une cape de super héros à finir de coudre.

    A présent je me reconnais dans ce que je vois. Il se dessine des thématiques, des centres d'intérêts dans ces piles d'ouvrages assemblés. De l'ordre, des envies, des intentions. Moins de pression. 
    
    Des partis-pris.

    Prendre parti, c'est élire, s'engager.
    C'est aussi éliminer, éloigner. Ne pas faire l'unanimité. Parfois déplaire, peut-être dégoûter. 
    Soit.
    C'est toujours mieux que le mol entre-deux, le grand flou, l'indécision, l'attente.
    Alors à plat ? Oui. Encore. Sûrement. 
    Mais (m)être à plat, est-ce si grave ? 

1 commentaire:

  1. Ohhh.
    Ce n'est pas si grave, au contraire !
    Tout ce que tu dis est très riche en réflexions.
    Jusqu'où aller dans le désordre ? et dans l'ordre ?
    Ne pas aller trop loin : univers trop étouffant, ou trop aseptisé.
    Quoi qu'il en soit, tu m'as tellement donné envie d'avoir un bureau ! et une bibliothèque ! ce doit être une pièce importante pour toi.
    Ah, et magique-bouleversant, ce passage :
    Ces réponses parfois viscérales, "lui, pas question de l'ôter, il faudrait me passer sur le corps!", qui me font prendre le petit livre de poche tout corné contre moi, farouche comme un enfant se cramponne à son doudou, et me montre que là, on touche au coeur, au corps, au noyau dur de ce que je suis.

    RépondreSupprimer