mardi 2 mars 2021

Joseph



           Joseph, il faut qu'on parle.
          Non mais t'es sérieux, là ? Désolée mais je ne vais pas y aller par quatre chemins. Ce qui ne servirait plus à rien, tu en conviendras - tu en conviens n'est-ce pas ? Je peux te faire répondre ce que je veux. 
            Pratique. 
            Désolant.
            
           J'attendais tellement de toi. Je suis tellement déçue.
        
           Tout a commencé ce soir d'il y a quoi, deux ans ? Sais plus. Tu parlais à la télé. Je n'avais jamais vu ni ton nom ni ta tête, et on devait être quelques centaines de milliers dans le même cas derrière l'écran.
            Je ne sais même plus tellement ce que tu as dit, mais tu as dû être salement convaincant, Joseph. Parce que ma première pensée a été : "Il FAUT que je lise ça". Tout sonnait juste chez toi. Authentique. Tu étais la conjonction de la littérature, de la sociologie et de la vie ordinaire. Tu étais tout ce que j'ai toujours aimé lire. 

            Tu as dû être salement convaincant car à la première occasion (le lendemain ? la semaine suivante ?) je suis passée à la librairie, la vraie-avec-Marie-Claire-derrière-le-comptoir parce que je ne me serais pas vu feuilleter ton bouquin dans une grande enseigne en chaîne, pas avec le message que tu semblais y délivrer.
            Elle n'avait pas le livre en stock. Elle me l'a commandé. Tu avais dû avoir un peu plus de succès que prévu parce que visiblement ce n'était pas simple d'en obtenir un exemplaire. 
            J'ai lu depuis que tu as totalisé 20 000 ventes avant même d'obtenir le prix Roblès à l'automne dernier. Alors évidemment, un chiffre, c'est dur à évaluer. Mais un livre prometteur est édité à 5000 exemplaires, dont une partie repart souvent au pilon. Et le tien a été depuis réédité en Folio. C'est pas une victoire, ça ? Tu peux être fier. Enfin dispo pour les poches et les budgets de prolo. La littérature à portée de tous. Sans rire, tu as de quoi être fier.

            Et puis évidemment, ton livre, je l'ai lu.
            Il était tout ce que j'aurais pu imaginer et tout ce que je n'aurais jamais pu imaginer, faute de l'avoir vécu. Une révélation. Il m'a tellement sidérée que je suis allée rédiger un avis sur Amazon, moi qui le fais si rarement, en me disant que c'est là-bas que le quidam va chercher des avis (je suis un quidam qui le fais souvent), et que les gens méritaient de comprendre à quoi s'attendre : un grand texte. Une claque. 
            Alors, oui, il y aurait aussi l'avis du gars qui trouverait que causer usine de crevettes c'est pas poétique. Depuis quand tu t'es proclamé grand poète ? Tu l'es par essence, comme tous les grands. Et puis non, pas de la poésie, ni de la prose. Tu as créé "la ligne". On te lit comme une ligne de vie. C'est hypnotique. Riche et mouvementé comme la ligne de l'encéphalogramme, ou du battement cardiaque, sur le moniteur d'hôpital, celle qui s'arrête et s'aplatit en faisant biiiip au pire moment alors qu'elle ressemblait au schéma d'une étape Tour de France dans les Alpes sur le programme télé deux secondes plus tôt.

        D'ailleurs, ton livre, j'en ai parlé. Je l'ai relu. Je l'ai même prêté à un collègue allergique à la lecture, en me disant "S'il bloque sur ça, je capitule". Il me l'a rendu au bout d'un quart d'heure de feuilletage en disant que non, vraiment la lecture, c'est pas pour lui, mais il voyait ce que je pouvais trouver d'intéressant là-dedans. J'ai capitulé. Il ne lirait jamais, tant pis pour lui. Il t'avait lu dix minutes, tant mieux pour lui. C'était le mieux qui pouvait lui arriver en ces circonstances.

        Depuis je l'ai offert, deux fois. J'ai triché en le glissant deux années de suite dans mes défis lectures : 2019 et 2020. 

        A vrai dire j'attendais de tes nouvelles. Pas forcément tout de suite. Un livre, ça se peaufine, ça se présente quand c'est prêt, ça ne se calcule pas. Tu n'es pas auteur de fictions standardisées. Ce que tu écris vient de toi et pas de ce que les gens veulent en lire. 

            Je ne m'inquiétais pas.

            Jusqu'à ce que le couperet tombe, la semaine dernière.
            "Ah, j'ai entendu un truc à la radio, zut, c'est qui déjà... je me suis dit, il faut que je lui dise... quelqu'un qui est mort, 42 ans..."
            Merde. Mon âge. C'est indécent, ça (j'espère me dire la même chose quand j'en aurai 90).
            Et il ne retrouvait plus le nom... Ah zut...qui déjà...mais si bien sûr tu connais...

            "...Joseph Ponthus !!!".
            Incrédulité. Quoi ? Il était sûr ? Mais ...mais mort de quoi ?
            Dans l'intervalle de la réponse, penser au suicide, l'écarter tout de suite. Ce serait bien confortable. Une mort "choisie" semble moins injuste, bien que. Mais ça ne collait pas.
            "Cancer". 
            Le temps d'entendre ce mot, j'avais déjà tapé ton nom dans la barre de recherche Google.

            Joseph, tu abuses. 
            Je les attendais, moi, tes livres. On devait être un certain nombre dans ce cas-là. Tu te fends d'une ironie du sort involontaire en ne retournant plus à la ligne et en permettant à tous de faire des blagues tristes sur le "point final" et autres images typographiques.

            Depuis quand on meurt à 42 ans ?
            Depuis quand on meurt quand on a des choses à dire ?
            Et si je meurs, moi, est-ce que j'aurai dit ? Et si tu étais mort quatre ans plus tôt, avant A la ligne, aurait-ce été la même mort ? Non, bien sûr. Tu as vécu, as existé et partagé.
            Merci.
            Mais merde, quand même, aussi.

            Tu vois, la photo ci-dessous ? une vision familière. J'ai dû retrouver ton bouquin dans ma bibliothèque pour la faire. Pas moyen de mettre la main dessus alors que je l'ai triée il y a quoi, trois semaines ? Et je me souvenais t'y avoir vu. Je le savais. Alors quoi ? Là aussi tu avais disparu ? Pénible, Joseph, tu me gonfles. Reviens bon sang.

            Et puis un éclair. Ma petite étagère de mes livres préférés du monde entier. Ceux qui ont représenté une étape, un choc. Improbables et dépareillés; tous relus, tous importants. 
              Tu te cachais là, Joseph. Sur cette étagère.
              Je vais t'y laisser, en bonne compagnie.

            J'avais déjà trouvé ton nom bizarre, sans me poser plus de question. Joseph Ponthus. Cela faisait beaucoup de H pour un seul Homme. Je n'avais jamais pensé que c'était un pseudonyme. Bien sûr que si, Baptiste Cornet, tu vois, tu es démasqué. Je ne sais pas d'où te venait ce choix et tu ne voudras plus répondre à présent. Je demanderai à internet, il sait tout. Mais il a moins de style que toi.

        Nous avions le même âge. 
        Nous n'aurons plus jamais le même âge, du moins, sans vouloir t'offenser, je l'espère.
        Mais j'aurais bien aimé.

7 commentaires:

  1. "Depuis quand on meurt quand on a des choses à dire ?"
    C'est fou comment on peut se sentir abattue, désarmée, très affectée par le décès de quelqu’un qu'on n'a jamais vu en vrai, qu'on n'a pas côtoyé...mais qu'on connait presque intimement, grâce à son art partagé. Comme si on avait fait un beau bout de chemin de vie ensemble. Comme si cette personne pourtant inconnue avait été un père, une mère, parce qu'elle nous a aidé à avancer. Je vais le lire. Merci pour cet article qui touche !

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  2. Bonjour,
    Très bel article à son propos dans Le canard enchaîné de cette semaine.
    MartineL. Villeurbanne

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    1. Merci pour cette référence, je n'avais pas vu et vais aller lire cet article !

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  3. J’ai acheté le livre, lu d’une traite et je l’offre désormais !

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    1. Oh ! Quelle joie de lire ces mots ! Quelle joie de savoir que ces mots sont et seront lus ! Merci pour ce message réconfortant !

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  4. Mon mari tient un blog,je lui ai fait lire le livre de Joseph Ponthus, voici la recension qu'il en a faite, si vous souhaitez la lire voici le lien de son blog.
    Martine LACROUTE VILLEURBANNE
    https://lignesenstock.blogspot.com/2021/03/livre-la-ligne-joseph-ponthus.html
    Bon week-end de Päques à vous.

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