jeudi 7 mars 2024

Après

 

                    

                    Depuis un mois, la maison est en chantier. Trois ouvriers à plein temps dans le jardin, avec leurs nombreux jouets (pelleteuses, camions-bennes, cabine de repos, bétonnière...) et des camions-toupie qui viennent injecter du béton de temps en temps, en renfort. 

                     On touche au bout. Encore deux ou trois jours de travaux et ce sera bouclé. Difficile à croire sur fond de perceuse mais c'est pourtant vrai.

                            Il y a quelques jours, j'ai fini d'écrire un roman. Le, combien ? 5e ? Peu importe. A quoi bon les compter tant qu'ils ne sont pas nés, qu'aucun public ne peut mettre le nez dessus ? Les temps de gestation sont longs en littérature. Les avortements, la norme.

                            C'était un peu pareil. Avant, quand le maître d'oeuvre vient t'expliquer, tu as du mal à croire que ça va vraiment arriver. Que lundi des hommes inconnus vont venir déposer un tas de matériel chez toi, ausculter ta maison, creuser des trous dessous, lui faire des tas de soins dont tu ignorais jusqu'à la possibilité. Avant d'écrire, tu y as un peu pensé, mais tant que tu n'es pas en train, tu n'y es pas. Point.

                           Et puis tu te lances. C'est laborieux. Hasardeux. Des idées alignées, un peu au hasard, tu as une ligne en tête mais brumeuse, et impossible de visualiser le résultat. Dehors, les ouvriers creusent ici, comblent là, il y en a un peu partout. On sent qu'ils savent ce qu'ils font (nettement mieux que mes doigts sur le clavier) mais pour l'instant ça ne ressemble à rien.

                           Les semaines passent. Le texte avance. Il pèse de tout son poids. Il te bouche l'horizon. Tu peux n'écrire qu'une heure par jour, tu le portes vingt-quatre. Même quand tu n'y penses pas il est là. Quand tu ne veux pas il est là. Il y sera toujours, jusqu'au moment où tu le guideras vers la sortie. Alors oui ça avance. Oui les contours s'affinent. Mais c'est pénible et on n'imagine pas un jour en voir le bout. C'est du bruit tous les jours, c'est le camion-benne vidé huit fois par semaine, c'est tout le temps, au soleil, sous la pluie, tout le temps. C'est les volets fermés pour protéger les vitres. C'est une autre routine qui s'installe. Promener le chien en laisse pendant la journée, pour qu'il ne slalome pas entre les roues des engins en marche. Sortir les voitures dans la rue pour qu'elles ne se retrouvent pas immobilisées quand on en a besoin. Attendre le silence de 17h45. Sourire en entendant les ouvriers rire entre eux. 

                           Vivre d'instants volés, remonter en douce dans la chambre pour écrire encore un peu. Emporter l'ordinateur au travail et profiter d'une heure de pause pour avancer, en sachant le soulagement qu'on ressentira en rentrant à la maison la tâche déjà accomplie. Attendre les heures de solitude comme on voit approcher le Messie. Les trouver toujours trop courtes. 

                             Même quand ça a l'air fini, il faut peaufiner. Relire. Corriger. Ce matin, la terrasse côté cuisine a été coulée. Elle avait l'air terminée, à sécher au soleil. Après leur pause du midi, les trois gars se sont approchés. On les a vus, entendus rire. Regards par la fenêtre : un oiseau avait laissé ses empreintes sur le béton frais. Aller les prévenir : pas grave hein ! ne les enlevez pas, ça ne gêne pas, au contraire ! Ils préviennent : à vrai dire ils doivent repasser dessus, les finitions, il faut talocher. Bon, tant pis. Tout à l'heure, par la fenêtre, voir un des trois commencer à talocher, soigneusement, lentement. Contourner les petites traces. Il ne les efface pas. Il lui faudra plus d'efforts, des détours, mais il aura protégé les petites empreintes. Quand le texte a l'air fini, enfin fini, on taloche, une fois, deux fois, et encore. On essaie de lisser tout, supprimer les coquilles mais aussi les répétitions, les phrases de dialogue qu'on ne dirait pas comme ça dans la vraie vie. On veut un résultat à la hauteur de notre espérance ; mais on conserve les empreintes d'oiseau.

                            Et après ? On verra. Le jardin sera sûrement très calme. Etrangement silencieux. On aura fait le tour des changements. On n'aura plus l'urgence d'y penser à tout instant. On aura vécu cette période comme une pesanteur enrichissante. Je le ressens déjà pour l'écriture. Aujourd'hui, pour la première fois, je me suis demandé : Et là, qu'est-ce que je pourrais faire ? Le temps est redevenu disponible. Il faut réapprendre à vivre. 

                                    On se glisse peu à peu, à nouveau, dans sa peau. On ne l'avait pas quittée : on était allé en explorer d'autres.

                          

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