dimanche 16 février 2020

Lunettes

     Parfois, on se fait tout un monde de choses plutôt simples. 
     Les lunettes, par exemple.
     Il faut prendre rendez-vous chez un ophtalmo dont on sait que son planning vous laissera une place des mois plus tard. Puis, chez l'opticien, choisir un modèle qui, soyons honnête, n'aura pas une importance capitale (à part le risque d'être moche) mais vous plongera dans les atermoiements les plus profonds, car tout de même, c'est un truc qu'on porte sans arrêt. C'est le nouveau visage qu'on redessine en y ajoutant des cadres.
     En fait, non. Même pas. Au travail, je porte des lentilles. Certains ajoutent un masque pour se protéger, moi j'enlève la monture pour mieux me dissimuler. Par conséquent, lunettes moches ou pas, voilà qui compte surtout dans ma vie privée. Qui est autrement plus importante que celle menée au travail, mais moins soumise au jugement du public.

     En janvier, révision annuelle pour ma voiture. Autant attendre février pour la prescription oculaire, histoire d'étaler les factures. 
     J'y suis donc allée hier, munie de mes ordonnances et d'un peu d'espoir. Tous les opticiens étaient occupés avec des clients : parfait. J'allais pouvoir essayer tout ce que je voulais. Une grande première pour moi, ou presque. D'habitude c'est mon amie Céline qui le fait avec moi. C'est son métier. Elle sait en deux secondes ce qui va m'aller, ce qui va me plaire, et pourquoi je dois essayer cette monture qui me déplaît mais me plaira quand je l'aurai testée. Une année, ma paire de solaires s'est cassée. Je devais la voir le lendemain et lui ai demandé si elle pouvait m'en apporter une, n'importe laquelle, pour que je la lui achète (si c'est pas de la confiance, ça). Le lendemain, sur une table de pique-nique en bois rustique, au bord de la plage, elle est arrivée avec une petite mallette de six modèles et le sourire aux lèvres. Elle se marrait en me voyant essayer les paires : "Je t'en ai apporté plusieurs mais je sais exactement laquelle tu vas prendre". Ce qui n'a pas loupé.
     Mais hier, j'étais seule. Avec pour ambition de trouver un modèle dans lequel je reconnaisse une image de moi qui me parle. Un modèle dans lequel je supporte de me voir le matin au réveil, le soir, les cheveux défaits et les yeux fatigués. 
      Et la frugalité a trouvé ses limites, à moins que ce ne soit son sens profond ? A aucun moment, aucun, je n'ai vérifié le prix des montures. Jamais. Ce détail m'était profondément égal. Quelle importance qu'elles soient chères ou pas, puisque j'allais porter ça sur le nez pendant des années ? N'est-ce pas plus important qu'elles me conviennent ? 
     Etre frugal n'est pas être économe. C'est plutôt mettre des priorités dans sa vie pour la dessiner d'une façon qui fait sens.
     C'est bien grandiloquent pour des lunettes, notez. 
     Résultat des opérations : très vite, j'ai constaté qu'il me fallait rester sur une forme identique à ce que j'ai déjà, un modèle rectangulaire assez allongé. Manifestement, ce n'est pas à la mode : il y en avait assez peu (tant mieux, toujours un tri de fait). Tout modèle à la féminité ostentatoire (rose, fleurs, petits détails dorés dans les coins) frôlait le ridicule sur ma tête. Attention aux montures légèrement ailes de papillon, avec le coin qui remonte, qui me transforme instantanément en vieille institutrice célibataire revêche des années cinquante. Le noir est trop dur. Le pâle est trop pâle. Le rouge est sympa mais attire l'oeil sur lui et non sur moi, or disparaître derrière une monture n'est pas le but non plus. 
     J'ai fini avec quatre modèles en mains, essais successifs, comparatifs, et opté pour une monture plastique très simple, bleu foncé, mixte. 
     Quand l'opticienne a terminé les devis, le côté comique de l'histoire m'est apparu. Après prise en charge de la mutuelle et de la sécu, pour une paire de lunettes avec verres amincis (catégorie ultra-myope) et deux boîtes de lentilles, il me restera à charge… 39 euros. 
     Ah oui.
     Quand même.
     J'appelle Cofidis de ce pas.
     Non mais, sans rire ; tout cela me coûte moins cher qu'un plein. Je ne sais pas si je dois m'en réjouir ou me poser des questions sur la société dans laquelle on vit. Comment un objet aussi important, celui qui nous permet de voir le monde en net, peut coûter si peu ?
     Au fond, on le paie chaque mois avec les cotisations de santé. On va se dire ça. Sinon c'est trop bizarre.

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