jeudi 12 mars 2020

L'objet du délit



     Ceci est un bocal de pâtes.

     Non : ceci est LE bocal de pâtes. Celui qui abrite 1,5kg de spaghetti (oui, on ne voit pas bien l'échelle mais c'est un grand bocal). Pour être tout à fait précise, je dirai qu'il ne s'agit plus de spaghetti, depuis un an, mais de cappellini, c'est-à-dire strictement la même chose en plus fin (on s'est rendu compte qu'on préférait ça, à la maison, et malgré un léger surcoût, bon, ça reste des pâtes, ça va, quoi).

     Il y a dix jours, je pars en mission courses. J'oublie ma liste à la maison. J'en griffonne une au travail, assez complète, mais en oubliant un article : les pâtes. Nous survivons donc au dîner de jeudi dernier en compensant par des macaronis.

     Ah, oui, quelques informations s'imposent. Chaque jeudi soir, j'ai cours de danse. Chaque jeudi soir, mon homme prépare le dîner : des pâtes au beurre. D'abord, le jeudi est notre jour végétarien. Ensuite, c'est facile. Enfin, tout le monde aime ça. Et c'est pas cher. Chaque jeudi soir, je rentre de la danse et il me déclare : "Oh là là, je comprends pas, j'avais mis 500 grammes mais ils ont dévoré, _ _ _ _ _ en a pris trois fois" (compléter les pointillés par le prénom d'un de mes enfants, en alternance). Chaque jeudi soir, j'en prépare une portion pour le lunch bag du vendredi midi. En général j'y ajoute du fromage (French Attitude, bonjour).

     Bref. L'autre lundi, j'avais oublié les pâtes. Devant refaire des courses samedi, je le note bien clairement sur ma liste. 
     Certains parlaient de surstockage, de pénurie ; à l'autre bout du monde des Japonais se seraient rués sur le papier toilette et des Australiens se seraient battus pour quelques rouleaux (cette information est restée un mystère pour moi : survivre sans papier toilette, c'est jouable, non ? même mes élèves ont souri avec gourmandise quand je leur ai glissé qu'au pire, le livre de français qu'on n'a pas envie de lire peut dépanner…).
     Il est 17h. J'entre dans le magasin. Les gens ont l'air paisible. L'atmosphère est… normale, en fait. Les rayonnages aussi (comme on démarre par les jouets et la papeterie, le contraire serait étonnant). J'oublie ces histoires de pénurie et fais mes courses. 
      Tout se passe selon un schéma d'une telle banalité que je vais vous en épargner le récit, jusqu'au rayon pâtes. 
     Dévalisé.
     Près de lui, les étagères de riz font grise mine. Il en reste un peu quand même. Mais les pâtes ! Tout l'étalage a été vidé méthodiquement du milieu vers les côtés. Toutes les pâtes de marque distributeur, de premier prix, de grande marque, tout a disparu. Sur les côtés, il nous reste quelques paquets abandonnés, c'est presque vexant pour eux, les pauvres. Des vermicelles. Des pâtes chelou : pâtes aux oeufs que mes enfants risqueraient de recracher, pâtes complètes tellement complètes qu'elles sont couleur chocolat. Je n'ai rien contre, a priori, mais pour avoir fait un crash test à la maison, quand personne ne veut finir les torsades, c'est que ce n'est pas pour nous. Je suis pour la pâte complète en théorie, mais en pratique, je veux de la bonne vraie pâte blanche de base, avec le moins de goût possible, merci. Oui, j'ai quatre ans dans ma tête et parfois dans mes papilles. Je le vis très bien. Il reste aussi, tout au bout, là-bas, les pâtes catégorie "gourmet": des paquets aux jolis emballages, aux noms italiens, et qui rendent le plat du pauvre digne d'un aliment de luxe. Les prix s'envolent. 
     Je ne peux pas rentrer, deux fois de suite, sans pâtes. 
     En plus, on a mangé nos macaronis. 
     On s'acheminerait vers une émeute du jeudi soir.
     L'homme est très ritualisé sur la nourriture. L'enfant aussi. Alors quand un homme cuisine pour des enfants, on ne peut pas leur faire des petites blagues du genre : "Chéri, il n'y avait plus de pâtes, cette fois, ce sera quinoa !"
     Je choisis donc, au bout du rayon, ce qui ressemble le plus à ma cible : trois paquets de linguine, 500g chacun. Pour un total de 4,50e, ça fait mal. Des pâtes italiennes pour de vrai, avec tout écrit en italien sur l'emballage. Ce qui me fait une belle jambe. Pour le prix j'espère qu'elles seront bonnes.
     C'est rigoureusement la quantité que j'aurais prise en temps normale. Pourtant je me sens vaguement honteuse en passant à la caisse, surtout quand j'entends les caissières s'indigner en voyant ce rayon vide en ligne de mire : "Non mais faut faire une photo, là ! - C'est grave, quand même ! les gens font n'importe quoi".

     Il est de bon ton de s'indigner devant ce comportement absurde, ridicule, incivil, disproportionné : stocker des pâtes à la maison pour quelques centaines de personnes vaguement concernées par une maladie (donc zéro cas avéré dans mon département, précisons, et c'est toujours le cas aujourd'hui, ce que je vais savourer tant que ça restera vrai ; après, on avisera).
     Et pourtant, ce n'est pas mon envie. Au contraire.
     J'imagine le petit couple de retraités qui fait ses courses. Qui passe dans ce rayon : "Tiens, prends quand même un paquet de plus, on sait pas !". La mère de famille qui pense à ses enfants, qui se dit : "S'il fallait les tenir enfermés deux semaines avec des choux-fleurs, ça se finirait mal" et glisse deux paquets dans son caddie. A l'innocent qui en prend parce qu'il y en a. Au prévoyant qui en prend parce qu'il y en a encore. A ceux qui en prennent parce qu'ils en prennent toujours. A ceux qui ont regardé sagement l'actualité et ont tout simplement répondu à l'injonction de peur qu'on leur a balancée. A l'égaré qui n'a pas regardé la télé depuis deux mois, est passé par là, s'est dit : "tiens, je mangerais bien des pâtes ce soir" et a pris ces coquillettes sans même remarquer qu'elles erraient seules, façon lendemain de fête, sur les rayonnages.
     Mettez tout ce petit monde le même jour, au même endroit, et vous avez une pénurie.
     Eh bien, moi, tous ces gens, je les trouve plutôt attendrissants. 
     Est-ce du gaspillage ? Pas du tout. Les pâtes attendent dans les placards, prêtes à plonger quand il le faudra. Autant le gâchis alimentaire est dramatique, autant les pâtes sont certainement parmi les aliments les moins concernés - à part pour ceux qui ne supportent pas de finir leur vieux reste de macaronis (chez nous, jamais un reste de pâtes n'a fini à la poubelle : il est presque toujours mangé, dans de rares cas concédé aux poules qui se battent pour les finir).
     Et puis ces gens, finalement, vous n'êtes pas contents de savoir qu'ils ont au moins ça en réserve chez eux ? Quel mal cela peut-il faire ? Tant que personne ne s'est battu pour le dernier paquet, tant qu'aucun pugilat n'a eu lieu. Les petits vieux sont rassurés, les jeunes mangeront comme d'habitude, les flippés continueront à absorber l'actualité, tout le monde avec un paquet de pâtes dans son placard. 
     C'est humain. C'est l'effet de groupe. Mais je prêche d'autant plus la tolérance que pour être honnête, s'il y avait eu davantage sur les rayons, je n'aurais pas craché sur un paquet de torsades. J'ai l'angoisse du placard vide. Quand la famille se met à manger, il faut fournir, se tenir prêt à dégainer. 
     Sont-ils irresponsables, ces gens qui achètent tous en même temps ?  ou responsables parce qu'ils se mettent en situation de relative autonomie ? Ou juste individualistes ? 
     Serait-ce plus responsable de ne rien avoir dans son placard et de manquer de quelque chose ? Le risque est faible, il est vrai. Mais je ne supporterais pas d'avoir laissé mes enfants manquer de quelque chose par négligence (flippée, je vous dis).
     La vraie question au coeur de tout ça est la suivante : si quelqu'un se retrouve en panne de nourriture, un des stockeurs viendra-t-il l'aider ? 
     Oui. Je vote pour le oui. Parce qu'on est en France, et que la bouffe, quand même, c'est sacré. Parce qu'on n'est pas du genre à vivre à découvert niveau alimentaire : certains font des bocaux, cultivent leur potager. Ce n'est pas mon cas mais en cas de drame il me reste de la confiture (faite cet été) et du vin rouge à la cave. Je vous dis pas la tête du régime vin-confiture…diététiquement ce serait inédit. Ah, et un oeuf par jour au poulailler.
     Je vote pour le oui parce qu'on ne va quand même pas laisser son prochain sans aide. Des inconnus, je ne sais pas. Mais sa famille, ses amis, ses voisins ? 
     L'être humain est bon, capable d'empathie, et si vous affirmez le contraire passez votre chemin.
     Alors faites comme vous voulez, comme vous pouvez. N'achetez pas plus, pour marquer votre distance face aux injonctions. Achetez parce que vous avez peur. Faites ce que vous pouvez. Ce ne sera pas si grave. 
     Mais préparez-vous, si quelqu'un a besoin d'aide, à partager.

(pour être tout à fait honnête et finir ce message sans psychose, je suis persuadée que nous aurons tous de quoi nous nourrir tranquillement au fil des semaines à venir, quitte à troquer les pâtes contre les patates, sauf hélas ceux qui n'avaient déjà pas assez à manger avant ; mais mes confrères et consoeurs atteints du Syndrome du Placard Vide vivons une période délicate, qui pourrait nous coûter cher en psy, mais beaucoup moins cher en pâtes si elles reviennent dans les rayons, donc ayez pitié de nous, et ne nous jugez pas plus durement que nécessaire car on vous donnera un peu de notre boîte de flageolets si le monde s'effondre !).

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