jeudi 18 juin 2020

Parfums

     Entre luxe et nécessité viscérale, j'ai nommé, le parfum.
     A l'évidence, on n'en a pas besoin. Notre corps produit sa propre odeur, selon une alchimie complexe, faite d'hormones, de chaleur dégagée et de divers composés bactériens.

     Mais j'aime assez le parfum. Quand tu as une tendance control freak, pouvoir choisir sa propre odeur est fascinant. Intéressant. 
     Identitaire.
     Certains choisissent leur flacon parce qu'il est joli, que "ça sent bon", et qu'il était le premier à leur passer sous la main à la parfumerie. Vu qu'on le voit beaucoup dans les publicités en ce moment.
     Je fonctionne à l'opposé absolu.
     Il suffit que je voie un spot de pub pour un parfum pour savoir tout de suite que, non seulement je ne l'achèterai pas, mais je n'irai même pas le sentir. Quel intérêt de choisir son odeur si on se retrouve à sentir comme la moitié de la population ? Quel intérêt d'aller respirer une effluve construire pour plaire au plus grand nombre ?
     J'aime assez les jus confidentiels. Les parfums méconnus de marques connues, ou connus de marques méconnues, ou même, osons, les méconnus de marques méconnus. 
     Quelle louable façon d'échapper au marketing de masse !
     Que nenni. Je suis le coeur de cible parfait de la parfumerie de niche.
     Qui ne consiste pas à asperger la tannière de son chien, on est bien d'accord.
     Je suis capable de payer deux cents euros un flacon parce que c'est ça que je veux sentir et pas autre chose. En fait, je me fous du prix. Je ne vois même pas comment ça pourrait compter. Comment peut-on faire des concessions avec sa propre odeur ? 

     Mes critères de choix sont donc tout à fait improbables.
     Tout doit me plaire. Le jus bien évidemment, mais aussi le nom - j'achète des mots, j'achète un programme, j'achète du rêve ! le parfum est existentiel, programmatique. 

     Les trois que je possède actuellement sont tout à fait le reflet de mon état d'esprit. Aucun n'est porté par le plus grand monde. Tous les flacons sont mixtes - c'est souvent le cas dans la parfumerie de niche, et ça me réjouit. Comment peut-on décréter que telle odeur sera réservée aux hommes ou aux femmes ? les odeurs et les couleurs sont pour tout le monde ! or, dans une parfumerie traditionnelle, vous aurez le côté hommes, le côté femmes. On pourrait imaginer une zone mixte, au minimum. Mais soyons lucide, le jus coloré en rose, présenté dans un flacon rond à petits noeuds de tulle, jamais un homme n'osera se l'acheter. Alors que la fragrance serait délicieuse sur sa peau masculine. 
     Quel gâchis.

     Le premier se trouve facilement en grande parfumerie, mais n'appartient pas à une "marque facile". Serge Lutens crée des jus particuliers. Certains, sans concession, quasi importables (pour moi du moins). 
       Je suis tombée foudroyée par Un bois vanille, il y a plus d'une décennie. C'était à l'aube d'un changement de vie, et je ne le savais pas. Mon nez l'a su avant moi. Ce flacon est le quatrième - ou cinquième ? que je possède. Gravé dessus, le nom de mon fils. C'est toute une époque : j'ai gardé les flacons précédents avec le nom de ses grands frères. 
     A vrai dire, je ne le porte plus. Mais il a une place importante dans ma mythologie olfactive. Je finirai ce flacon. N'en rachèterai probablement plus d'autre. Mais garderai les trois symboles.
        C'est un vanillé, mais pas que. Une élève m'a dit un jour que je sentais la barbe à papa. Mais pas que. Il est interdit d'en dire du mal, comme de toute personne qu'on a aimé passionnément et pour qui on garde une émotion, une profonde tendresse.

          Le deuxième est celui que je porte actuellement et depuis trois ou quatre ans. Oui, je suis fidèle en parfums. Ils colorent de grandes phases de ma vie. Eau des Vacances, de Fragonard, une touche d'ironie pour une prof. Agrumes, avec rondeur, touche de gingembre, joie de vivre, soleil. Je l'aime beaucoup. Et il ne se trouve pas en parfumerie ordinaire mais en boutique Fragonard ou par correspondance. Quarante euros les 200 ml : carrément un des moins chers qu'on puisse imaginer.
        Quand je vous dis que je m'en fous du prix.

         Le dernier est à nouveau un Serge Lutens, mais un de la série exclusive, disponible aux Jardins du Palais Royal. Une boutique incroyable, un univers d'ombre et de murs violets. Il s'appelle Louve. Note principale : l'amande. Or je déteste cette odeur. Mais je l'aime quand même. Assez pour l'avoir désiré, pas assez pour le porter au matin. C'est mon parfum du soir, une odeur d'indépendance farouche. Le souvenir aussi du jour de l'achat : avec des amies, dans cette boutique improbable, enceinte de mon troisième enfant, au coeur d'une longue balade dans Paris. Un jour de soleil et de chaleur humaine.
Le jus n'a pas tourné mais un dépôt suspect est visible au fond. Il va falloir le finir vite. Tant mieux, car il ne me convient pas tout à fait. Mais j'ai un attachement pour lui, comme on peut aimer quelqu'un qui n'est pas notre genre - dirait Swann.

        Je suis en quête d'un nouveau parfum. Car une fragrance raconte une histoire de ma vie, et j'ai envie d'histoires.