jeudi 17 juin 2021

A un fil

 

Notre maison est mitoyenne. L'arbre, le toit : chez le voisin.
Le mur crade en premier plan, le petit décroché du toit à droite : chez nous.

    Il est 7h59 et la journée est déjà lourde.

    Pourtant l'orage a éclaté cette nuit, ramené pluie et fraîcheur, balayé les tensions électriques d'une grande claque.

    Il faut croire qu'une petite claque traînait encore dans le coin.

    Au fond, ça a commencé hier. Je pars faire les cours en mode commando-rapidité-efficacité, mon conjoint part en réunion à 17h30 et je dois être rentrée avant, pour les enfants.

    Je longe la route et vois, au bord d'un pré, tout près, une croix en bois toute fraîche. De celles qu'on plante pour commémorer un accident. Oh. Le genre de chose qui met toujours un petit coup à la conscience. J'y vois quelques fleurs artificielles, c'est tout, je passe. Me dis que je reviendrai voir, peut-être, qu'a-t-il bien pu se passer ici ? J'habite un tout petit village où les événements les plus frappants tiennent davantage à l'envol des faisans qu'aux accidents de la route. D'ailleurs... les routes y sont désertes. Presque toujours.

    Retour des courses, timing respecté, je passe à nouveau près de cette croix et remarque une ardoise et une inscription. Pas eu le temps de lire. Je reviendrai voir demain.

    Demain c'est aujourd'hui. J'irai voir, mais contre toute attente, je sais déjà ce que j'y lirai.

    Dimanche, nous sommes allés visiter un parc, un grand jardin. Les enfants ont adoré se balader sous les arbres et marcher nu-pied sur la pelouse plus lisse que le tapis de notre salon. Retour vers 18h? sais plus l'horaire exact. Surprise en arrivant devant notre allée : une moto !? que faisait-elle là ?

    En fait, c'était le voisin. Mes pensées dans l'ordre :

- Tiens, je n'aurais jamais cru qu'il faisait de la moto 

- C'est dangereux ces trucs-là (pensée qui me traverse à peu près à chaque fois que j'aperçois une moto)

- S'il démarre maintenant mon fils va hurler (le petit ne supporte pas les bruits violents et va se cacher quand on démarre la tondeuse).

    On lui a fait un petit signe, ou un hochement de tête, lui de même, enfin je ne sais plus mais un petit signe de reconnaissance entre voisins. 

    Puis nous avons ouvert notre portail et sommes rentrés.


    Ce matin, mon conjoint, qui a fait son premier repas au restau hier soir depuis des mois, me donne deux infos :

- Le double hamburger frites lui pèse encore sur l'estomac (eh oui... on a perdu l'habitude)

- il a reçu sur Signal un avis d'obsèques, une info locale donc, mais ne voit pas qui c'est, ce nom lui dit vaguement quelque chose mais...

    Et en me montrant l'écran, il comprend, je comprends.

    Le voisin à moto. 

    Décédé... attends... un message le lundi : M.R... est décédé.


    Le puzzle est en construction. Attends, mais il allait très bien le voisin, un retraité fringant, il ne peut pas être mort de maladie en quelques minutes, ou alors une crise cardiaque ?

    "Mais c'est pas possible, il allait bien, tu te souviens, on l'a vu l'autre soir partir en moto ?"

    Mais alors...cette croix... peut-être ? Donc un accident ?

    "Attends, le message dit en fait : M.R... est décédé hier. Donc c'était dimanche justement!"

    Dimanche.

    Je tape le nom de notre village sur le net et le mot "accident". 

    L'article du journal local surgit. Motard, 70 ans. L'horaire. Sortie de route inexpliquée dans un village, seul (quand je vous dis qu'il n'y a personne sur nos routes). Très gravement blessé, pompiers, hélicoptère. Décès à l'hôpital.

    Quand nous l'avons aperçu, quand nous lui avons fait ce petit signe, de la tête ou de la main, il vivait donc ses dernières minutes conscientes. C'est peut-être le dernier signe humain qu'il ait perçu. 

    Comme c'est brutal.

    Nous le connaissions très peu (et on n'arrivait jamais à se souvenir de son nom, pas sûr qu'il connaissait le nôtre non plus). Il avait acheté la maison il y a quelques mois pour la retaper, n'y vivait pas, nous avons juste échangé quelques mots anodins. Un brave petit monsieur (bien que moustachu). 

    Et puis voilà, plus rien.

    Memento mori. 

    Memento mori.