jeudi 16 avril 2020

Un an



       Ce matin, à peine avais-je écrit quelques mots dans mon journal qu'une idée m'a traversée, interrompue, et j'ai vite refermé le cahier (c'est l'histoire de ma vie). 

     C'est alors que je l'ai vu.

     Ce cahier. Que je ne remarque plus, puisque je le vois chaque jour depuis… (vérification sur la première page ) le 5 octobre. 
     J'ai peu écrit. 
     Ce cahier qui m'a tout à coup frappée en pleine face comme un symbole incroyable. 

     Je l'ai acheté il y a un an. Pile un an, quasi. C'était le 20 avril 2019, je le parierais, en tout cas c'était un samedi. J'ai un souvenir aigu de cette journée, un de ces souvenirs qui vous prouvent que ça vaut le coup de se créer des souvenirs.

     C'était à Paris. 
     Trajet en TGV. Une grande journée de liberté. Je m'en offre quelques-unes. Le plaisir de se lever tôt pour aller faire quelque chose qui est à la fois précis et dont on choisira chaque contour. L'air frais du printemps, ensoleillé du matin. Me retrouver sur ce quai au milieu de nulle part, en pleine nature, le chant des oiseaux, les quelques voyageurs autour. Moins d'une heure de trajet et débarquer en plein Montparnasse, l'agitation, la rapidité. Le contraste. Prendre le rythme des pas.

     J'adore marcher dans Paris.
     Je retournerai marcher dans Paris.

     Je me souviens aussi d'une atmosphère tendue à mesure que j'approchais du but. Pour traverser la Seine, les CRS me bloquant le passage, "prenez l'autre pont". Les Tuileries fermées. La tension palpable, chez les passants, la police partout. 
     C'était l'époque où les Gilets Jaunes se réunissaient le samedi à Paris. Autre époque, autres tensions.
   

     (et je me souviens brutalement que cette nuit, j'ai rêvé d'une manif et me demandais dans mon rêve comment des gens avaient pu oser faire une manif en période de confinement).


      Il faisait chaud. Les touristes étaient inquiets, ça se sentait, ça s'entendait dans les conversations prises au vol, dans toutes les langues. 
        Me rapprocher de mon but. Le boulevard Haussmann. Pas le secteur le plus serein, au contraire, et au contraire des habitudes. Garées tout le long, les fourgonnettes de police, de CRS. Je crois en avoir compté 38.
  
        Et l'entrée du musée comme un soulagement. Jacquemart-André. J'étais allée y voir Mary Cassatt une autre fois, là c'était Hammershoi. Contraste presque violent de douceur.
         Du monde, mais paisible, mais lent. La lenteur des foules dans les musées : le beau paradoxe.
         Retarder le moment d'entrée, me contraindre à m'asseoir devant la vidéo documentaire juste avant les portiques. Pour repousser la découverte des toiles. Pour avoir ce plaisir juste là, à quelques secondes de moi, mais toujours entier.
         Garder l'empreinte de cette objet sur ma rétine : la palette du peintre, comique de neutralité. On imagine les palettes multicolores, elles le sont d'habitude, on peut le voir ici.

La palette de Chagall


     Mais celle d'Hammershoi.


"The poetry of Silence", titre The Guardian, et c'est tellement ça

       Je n'ai pas envie de raconter ma visite de cette petite exposition. Petite par la taille, feutrée dans cet hôtel particulier, grande par son importance. Ce genre de moments est de l'ordre de l'intime. J'aime être seule pour voir un peintre que j'apprécie profondément. J'aime ne pas avoir besoin de bavarder, d'être civilisée, polie envers une tierce personne, pouvoir aller au rythme que j'ai choisi et lui seulement. J'aime faire un premier tour "neutre", tout voir comme je le souhaite, puis entrer une deuxième fois dans l'exposition et aller me ficher devant ces oeuvres qui vous parlent en profondeur sans qu'on sache toujours pourquoi. 
       C'était d'une monotonie sublime.
       Ces toiles qui vous marquent. D'autres non. 
       Ce miracle : le tableau sur lequel était peint un plafonnier dont je jure qu'il était allumé. J'ai tout vérifié, l'éclairage des spots dans le musée, la toile sous tous les angles, les jeux de couleur contrastés, et je le jure : Hammershoi a réussi à allumer cette ampoule.
      D'ailleurs j'ai acheté le catalogue de l'exposition, feuilleté rapidement et jusqu'à tomber sur le tableau : sur la page, la lampe est allumée.
       Il a réussi à emprisonner la lumière.

      Je suis ressortie de l'exposition un peu chancelante et suis passée par la boutique. Observer les objets, pâles imitations des choses vues, mais imitations tout de même. Trouver une reproduction de tableau pour l'amie que j'allais rejoindre. 

     Tomber sur ce cahier.
     Oh, non, c'était trop facile, un peu ridicule. Le rayon papeterie des musées ! s'acheter à bon compte un bout d'expo flanqué sur un objet.
     Mais ce tableau était si beau. Et on n'a jamais trop de cahiers. Même si celui-ci était tout simple et ne valait pas ses 16 euros.
      Et ça s'est fini comme parfois je le fais : par un "Oh et puis merde" mental. J'ai pris ce cahier.

       Aujourd'hui, alors qu'il est bientôt achevé, je trouve sa présence douce-amère. Le rappel de cette exposition, le symbole de cette liberté qu'on avait, qu'on aura, mais qui ne sera plus jamais une évidence.
       La sérénité du foyer qu'on y lit. Celle qu'il faut inventer chaque jour car le foyer, pas de problème, on a le temps de le voir. Chance, après tout.
       L'espoir et l'ambition qui se glisse dans chaque objet qu'on place sur notre chemin. Je voulais du calme. Je voulais me rappeler la beauté. Je ne pouvais pas imaginer une seconde que le terme "confinement" entrerait dans notre vocabulaire. Que le mot "pandémie" sortirait des fictions catastrophistes sur Netflix. Que je me surprendrais à me dire un jour : "Tiens, 300 morts, c'est pas mal, c'est mieux qu'hier".

       Ce même jour, quelques heures plus tard, avec une amie, boulevard Saint-Michel. Attendre devant le lycée en discutant. Elle allait entrer : réunion pour les oraux d'agreg, qui commençaient le lendemain. J'y étais passée six ans avant, même lieu. Ce jour-là une amie était venue me voir, m'encourager. Cela m'avait tellement soulagée, dans cette tension nerveuse extrême, que j'avais eu envie de faire pareil pour cette autre amie. Me balader dans le coin pendant sa réunion. Aller voir les abords de Notre-Dame, si fraîchement brûlée qu'on croyait la voir fumer encore. La foule massée. Admirer le fait qu'elle attire toujours autant de spectateurs, mais à un quai d'écart.
        Ne pas imaginer une seconde qu'un an après, une foule serait considérée comme un danger. Que Notre-Dame se tiendrait seule, mutilée peut-être mais plus solide que nous.

      C'était il y a un an, c'est resté présent à ma mémoire. 
      Et quand je retournerai à Jacquemart-André, pour une autre exposition, j'irai saluer Notre-Dame, et ce jour aura le goût d'une vie retrouvée. Il sera d'une choquante banalité, la banalité des jours paisibles. 

      La monotonie sublime d'Hammershoi.

2 commentaires:

  1. Les carnets sont des compagnons importants pour ceux et celles qui aiment écrire. Comme pour les roses, je crois qu'on n'a jamais assez de carnets. Celui-ci est bien joli. A propos d'Hammershoï, je parlerai plutôt de simplicité plutôt que de monotonie.
    Bonne journée.

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    1. J'utilise le terme monotonie au sens strict : il utilise une palette très restreinte de couleurs. Ici le mot n'est en rien péjoratif et en effet, cela ajoute une apaisante simplicité ! Bonne journée

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