samedi 25 avril 2020

Vendredi 12 avril 1996



     C'était un jour de vacances, au printemps. Dans la maison de mes grands-parents, morts déjà, inhabitée, inhabituée, depuis. J'avais dix-sept ans. Le journal jamais trop loin de la main, seul espace de réflexion, d'intimité, de déversoir ou d'opposition, tout ça à la fois. Je retrouve tant en relisant ces pages. Ce n'est pas très grave d'avoir oublié. C'est intéressant d'avoir un complément à ces souvenirs trop fugaces, ces sensations un peu partiales. 
     J'aime bien tomber sur des pages qui me parlent encore. Celles dont on se dit que manifestement, on n'a pas trop changé. Je retranscris (l'écriture au crayon de papier est un peu pâle) :

     "Je vais sûrement bientôt aller faire la vaisselle. Tiens, c'est marrant, ça fait lgtps que je n'avais pas regardé le ciel ! Pourtant c'est TJS du grand spectacle. Où que vous soyez, quoi qu'il arrive, il y a tjs un beau ciel au-dessus de vous. C'est le couvercle de l'humanité. + encore. En ce moment, à l'heure où je vous parle, il couvre aussi des Gdes pyramides d'Egypte, le Macchu Picchu, l'Afrique du Sud, avec Okkert Brits qui doit se préparer pour Atlanta ! Et aussi la Chine, l'Himalaya. Le ciel est témoin de tout. Pas étonnant que des hommes y aient mis un dieu ! Il est absolument omniscient ! Mais je préfère le voir en tant que simple ciel. Il n'en a que + de mérite et de pureté."

     Cette page n'est pas représentative de mes cahiers, qui abritent surtout des compte-rendus détaillés de qui a fait quoi, qui j'ai vu, ce que j'ai fait, qui a dit quoi sur qui… mais il faut peut-être pouvoir s'autoriser la chronique un peu superficielle de son quotidien pour atteindre de temps en temps une bribe de réflexion. 
     Aujourd'hui je suis d'accord avec mon moi de dix-sept ans. J'écrirais encore le nom dieu avec une minuscule, moins comme une entité qu'un besoin humain qu'on case où on peut, et pourquoi pas dans le ciel, c'est si loin qu'on ne pourra jamais aller en démontrer tout à fait la vacuité. J'oublie toujours autant la beauté du monde tel qu'il est. De temps en temps, ça me traverse : tiens, en ce moment, sur terre, à Paris, ailleurs, dans un immeuble, une case, des milliers de personne préparent à manger / font l'amour / dorment / rient. 
     J'ai gardé cette manie des points d'exclamation, trop souvent. Enthousiasme adolescent jamais tout à fait dépassé ? J'ai toujours dix-sept ans quand j'écris à mes amies. 
      J'ai gardé comme rythme fondamental la succession des Jeux Olympiques. Tokyo nous est refusé, arrivera-t-il l'an prochain ? je veux avoir un appartement à Paris pour 2024 ! si 2024 a lieu en 2024… Et ces compétitions d'athlétisme suivies avec passion depuis mes quatorze ou quinze ans. Je me souviens très bien d'Okkert Brits, troisième homme à franchir les six mètres à la perche (c'était une autre époque), après Sergueï Bubka et Maksim Tarasov. Ce grand corps replié en bout de piste en pleine concentration avant le saut, une anomalie du sport, un non-Russe, un Sud-Africain ! J'ai gardé plusieurs mois l'alarme de mon réveil sur 6h03, en classe de seconde ou première, en hommage à son saut à 6m03 (et puis un jour j'en ai eu marre de me lever si tôt).
       Ce ne sont pas des révélations que je trouve dans ces pages. Mais des précisions, des rappels. Beaucoup de noms propres, moi qui les oublie tous. Et je m'amuse à enquêter. Ce prof de français dont on avait noté toutes les expressions bizarres ? j'ai trouvé son mail, lui ai envoyé la liste. Il est devenu peintre. Ces amis qui apparaissent à toutes les pages de mon cahier, et avec lesquels je ne suis pas restée en contact ? J'enquête. C'est amusant. Parfois je m'adresse à eux, parfois non. Pas par envie de renouer, juste pour savoir. Pour achever l'histoire, archiver. J-C est journaliste, et j'ai vu son nom dans le fil d'actu sur le coronavirus deux jours après l'avoir relu sur la liste de classe. Anne-So ? Infirmière. On a discuté sur Messenger. Elle m'a dit que grâce au livre que je lui avais offert à l'époque, elle avait toujours aimé lire ensuite. Je n'avais aucun souvenir de lui avoir offert un livre, mais vu le titre qu'elle me cite, ça ne pouvait être que moi. Comme j'ai bien fait. Sandrine ? je retrouve son nom  dans un article, comme prof des écoles en Haute-Garonne il y a dix ans. Guilhem ? il bosse dans l'énergie solaire. Sarah ? médecin urgentiste. Julia, je ne sais pas, je ne me rappelle plus son nom de famille. 
      Des petites bribes du passé, pas de nostalgie, pas de regrets - je ne sais pas regretter et m'en porte très bien ainsi. Plutôt la satisfaction de savoir que la petite histoire a débouché sur d'autres petites histoires, tout naturellement. Savoir que les gens existent encore. Ce n'est pas un monde disparu mais un monde dépassé. 
     Tel était le but.
        

2 commentaires:

  1. Tout cela me bouleverse...
    La magie des points d'exclamation...c'est d'eux que la vie déborde et s'enthousiasme merveilleusement !
    Et tout ce passé ancien qui renaît...
    Et que j'aime ton "toi" de dix-sept ans !

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  2. Je regrette de ne pas avoir gardé mon journal d'adolescente... et je n'en tiens plus aujourd'hui. J'aime beaucoup ton style en tous cas!

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