mercredi 4 avril 2018

Crêpe

     L'aliment le plus anodin qui soit en France. Celui de moments en famille, sereins, partagés, parce, bien sûr, on fait des crêpes pour plusieurs. Et puis hier matin deux collègues me racontent l'histoire de ce petit garçon mort d'avoir mangé une crêpe.
     Insoutenable.
     Ce qui s'est passé est absolument insoutenable. Pour ce pauvre petit garçon de six ans, qui avait la vie devant lui. Pour ses parents, sa mère qui le voit mourir dans ses bras suite à une simple erreur. Pour son enseignante qui fait un geste anodin, amical même, probablement dans un moment de distraction (proposer une crêpe à un enfant qui reste peut-être en retrait, pendant un carnaval), du moins pour quelle autre raison ? Pour tout l'entourage, la famille, l'école, tout le monde. 

     Les parents accusent la maîtresse. Ils ont raison. Non parce qu'elle est coupable, mais parce qu'ils n'ont rien d'autre à faire pour l'instant. Seule la colère peut leur donner un semblant d'action. Parce qu'il n'y a plus rien d'autre à faire. Parce que la seule chose à faire dans cette histoire est d'exprimer sa rage. Si ce petit garçon s'en était sorti, auraient-ils seulement fait un procès à la maîtresse? J'en doute. Ce n'est pas ça qui est en question.

     Et puis, cette étape passera et le chagrin sera là, dense, palpable. J'ai la chance de ne pas connaître ça. Je ne sais pas de quoi je parle. Pourvu que ça dure et pourvu que ça dure pour le plus grand nombre possible de gens.

     Mais je suis prof, aussi. Et je repense à cette maîtresse. Je m'imagine bien dans sa tête. Un moment d'égarement, d'oubli, on en a tous, non ? On part chercher quelque chose dans la pièce d'à côté, on ne sait plus quoi. On pose un objet, mais où déjà ? On laisse déborder une casserole alors que… Je ne cherche pas à la défendre, ne sachant rien de ce qui s'est passé de toute façon, et puis c'est à la justice de trancher. Mais honnêtement. On a tous des distractions. Je l'imagine, voyant cet enfant un peu en marge pendant une fête, lui proposant quelque chose, comme ça, spontanément, sans réfléchir, parce qu'en fin de journée parfois la tête bourdonne surtout avec des tout-petits et on a mille sollicitations à la fois. Et puis ce malentendu, ce petit bonhomme qui en mange des crêpes à la maison, qui se dit que si maîtresse lui propose c'est qu'il a le droit, cette confiance. Mais maîtresse s'est trompée. 

     Ce terrible quiproquo.

     Je sais ce que je penserais à sa place. Je me rejouerais la scène mille fois. Je prierais pour que quelque chose, n'importe quoi, soit venu s'interposer entre cette foutue crêpe et ce petit élève. Je me maudirais, me demanderais comment ça a pu se produire, comment j'ai pu oublier, je me traiterais de tous les noms, même pas, trop abattue, je me dirais que la base de mon métier est de les rendre vivants à leurs parents le soir et que même ça j'ai pas réussi. Et je serais triste au-delà des mots, coupable au-delà de l'imaginable. Tuer par erreur. Tuer un enfant. Je compatis sincèrement avec elle parce que ce qui s'est produit est trop horrible pour que ça puisse exister. Et qu'on n'est jamais si loin que ça de l'erreur. On a surtout beaucoup de chance que peu de nos erreurs deviennent fatales.

     Il y a deux ans j'étais prof principal d'un élève allergique à l'arachide. J'avoue ma lâcheté : j'ai été soulagée quand l'année s'est finie, en me disant que voilà, je n'étais plus le-prof-de-référence-qui-devait-réagir-en-cas-d'urgence. En même temps soyons clair, au collège on n'est jamais seul, il y a les collègues, les AED, une infirmière la moitié du temps, en cas d'urgence une seringue attendait à la vie scolaire. 

     Le type de seringue qui aurait peut-être sauvé ce petit garçon si…

     Mon élève avait 13 ans et davantage l'âge de mesurer, de se protéger. Mon année à moi s'est terminée. Celle de ses parents, la sienne, jamais. L'allergie est toujours là, avec sa menace profonde. L'année d'avant il s'était senti mal en cours. Il n'avait rien mangé d'interdit. D'autres personnes avaient mangé quelque chose à base de cacahuète et la simple odeur commençait à le faire réagir. Imaginez. Imaginez se prémunir de ça. Comment font les allergiques pour traverser toute une existence sans accident? Cela paraît incroyable.

     Et à présent on fait quoi ?
     On est pragmatique.
     On préconise pour chaque enfant allergique aussi gravement un stylo seringue dans ses affaires, à portée de main, dans la voiture, à la maison, proche de là où il est, à l'école. Mais aussi, mais surtout, on forme les personnes qui ont affaire à lui. On nous a montré la seringue, cette année-là. J'ai juste prié pour ne jamais devoir l'utiliser. Je ne me suis pas sentie apte. Moi je crois qu'il faudrait fabriquer des stylos-seringues "à blanc" et nous faire les manipuler contre, je ne sais pas, un carré de mousse, n'importe quoi. Ce n'est pas quand on est en pleine urgence vitale qu'on a le temps de lire le mode d'emploi. Je me dis qu'entre cette crêpe et l'arrivée des pompiers, si ce stylo était intervenu, peut-être… peut-être.

    Que ce petit garçon serait aussi anonyme qu'avant. En train de dormir dans son lit.
     Que cette mère aurait passé un week-end serein à le voir chercher des oeufs en chocolat sans lait.
     Que cette maîtresse, peut-être mère de famille, n'aurait pas vécu le pire moment de toute son existence.
     Que ce serait réparable.


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