mercredi 26 décembre 2018

Bas-de-laine

     A l'ouverture des cadeaux hier, mes beaux-fils (19 et 22 ans) se sont marrés. Je leur avais concocté, dans une caissette en bois, un semainier de chaussettes : six paires de Nike noires pour l'un, six paires de Puma pour l'autre, noires aussi. Je précise que 

- cela peut sembler un cadeau pourri (effet voulu) mais c'est un running gag dans la maison : l'un des deux finit toujours par crier "Eh ! t'aurais pas vu mes chaussettes ? pourquoi j'en ai plus ?" en explorant l'égouttoir à linge.

- ils sont en STAPS et font du sport tout le temps, d'où la tendance marque de sport (et, espoir, chaussettes qui tiennent un peu plus longtemps le coup?)

- la couleur noire est apparue comme une valeur sûre à leur adolescence. Ils portaient des chaussettes blanches qui restaient toujours grises, effet crade inclus. Depuis le noir, ils ont des chaussettes impeccables… et j'ai fait pareil. Parce que j'ai des paires de chaussures qui tachent les chaussettes, et c'est lassant, à force.

  Il y avait en plus deux paires fantaisies pour le dimanche, et une encoche, marquée "Bas-de-laine", contenant une mini chaussette de leur petit frère et un billet.

     Et là, surprise : aucun des deux ne savait ce que signifiait "bas-de-laine". Pourtant ils ne sont pas incultes ! J'en conclus donc que l'expression a disparu avant leur génération (et comme aucun des deux ne lit, vilains garnements, ils ne risquent pas tellement de la recroiser). Noël leur aura au moins appris un mot.

     Contraste marquant avec mon père. Il a toujours des histoires à raconter, et je connais finalement assez mal sa vie, ou plutôt, oui dans les grandes lignes, mais pas les petits détails qui donnent de l'intérêt. Pour Noël je lui ai donc offert ça :




     Ce n'est pas un cadeau adapté à tout le monde. Il faut aimer se souvenir du passé, aimer le raconter, trouver que ça ait de l'importance et être assez à l'aise à l'écrit. Mon père coche toutes les cases : même s'il a arrêté le collège en 6e parce qu'un prof le tabassait (il a 80 ans et sa génération n'a pas eu nos conditions d'enseignement), il aime assez écrire, bien que l'ayant peu fait. Bref: voilà une piste pour récolter les anecdotes qui lui viennent, et dans lesquelles je mélange trop les membres de la famille, on s'y perd.

     Et il m'a parlé, pour la millième fois, de la succession, parce que "quand je casserai ma pipe, tu comprends…". Il a fait une donation partage de sa maison entre mes fils et moi, il y a quelques années. Mais le petit dernier n'était pas né, et il devait penser que nous aurions deux enfants, point final. Depuis que mon petit poussin à bouclettes blondes est là, la donne change. Il veut trouver comment lui transmettre un héritage à lui aussi. Il a des comptes ouverts par-ci, par là, je suis toujours surprise de ce qu'il m'annonce. Remettons en contexte : il a été ouvrier agricole une partie de sa vie, chez ses parents, contre sûrement très maigre salaire, et non déclaré par son père. De guerre lasse il est parti à la ville, comme ouvrier en usine, et a dû travailler 17 ans avant une préretraite. Un salaire minimal donc, sur lequel nous avons vécu à quatre toutes ces années. Dans mon quotidien, dans mes fringues, dans mon mode de vie, tout nous a dit que nous étions pauvres, quand j'étais petite. Je me sentais vraiment à part. Sauf que mes parents n'étaient pas inquiets de payer les factures ou ne semblaient pas se trouver en marge. Ils trouvaient juste normal de ne jamais rien acheter, d'avoir quatre pulls en tout, de prendre un bain une seule fois par semaine parce que l'eau c'est cher et il ne faut pas gaspiller (oui… l'hygiène du XIXe siècle, j'ai connu), de manger du pain rassis parce que le pain frais on en mangerait trop… Bref.
     La vérité c'est qu'ils ont été élevés comme ça, à l'extrême. On explose le concept de frugalité, là. C'est le jeu de celui qui vit avec le moins. Toute la famille a vécu comme ça au fond de la campagne. Beaucoup le faisaient, ceux qui avaient connu les guerres. Voilà comment mon grand-oncle Arthur, le vieux monsieur sans enfant dont je me souviens un peu, mort quand j'avais huit ou neuf ans, a légué à mon père de l'argent, comme à ses frères et soeurs. Je n'en savais rien. D'après mes déductions, il a dû donner l'équivalent de 50 000e en argent, en tout. Or cet homme vivait de rien. De rien. Avec sa femme, le frère de sa femme, sans enfants. Ils ont cuisiné ce qui poussait dans leur jardin. Acheté un vêtement pour dix ans d'usage quotidien, peut-être, et encore, je sous-estime. Acheter ne faisait pas partie de leur vie. On faisait du feu dans la pièce principale, c'est tout. Et pas trop, parfois "un feu de femme veuve", parce qu'il ne faut pas gâcher le bois.
     Je ne veux pas vivre comme ça. Il y a trop de peur et d'irrationnel dans ce mode de vie. Mais il y en a tout autant dans le nôtre, et je considère ces particularités comme une curiosité ethnographique qui a beaucoup à m'apprendre. Leur bas-de-laine, il n'était pas question d'y toucher. Pourquoi ? Ils n'avaient pas d'enfant. Personne d'immédiat à qui léguer. Pas de dettes, la bonne blague, jamais emprunté un pain ou un oeuf de leur vie. Alors ? Pourquoi ? Par principe, je pense. Pour l'honneur. Ils auraient sûrement trouvé inconvenant de "manger" leurs économies. 
     Je respecte tout cela et ai l'impression d'être la première génération à vivre la consommation libre et…forcée, incitée. Si mes aïeux débarquaient dans notre vie, ils ne comprendraient pas. Le monde n'est plus le même. Tant pis, tant mieux. C'est ainsi. Mais je voudrais trouver ce qu'ils n'ont jamais eu le loisir ni même le souci de chercher : un juste équilibre. La vraie frugalité, à mon sens : celle où tu savoures le goût de chaque fruit, un à un. J'en suis encore loin, sûrement. Mais je suis héritière de tout un monde et les pièces du puzzle s'assemblent étrangement. 
     Je veux essayer.
     Et bien sûr, à la naissance de chacun de mes enfants, je leur ai immédiatement ouvert un compte d'épargne. Le bas-de-laine, encore.

2 commentaires:

  1. Il faut trouver le juste milieu entre ni trop ni pas assez.
    Ce qui n'est pas simple, je tâtonne beaucoup également.
    En tout cas continue ainsi tu es sur la bonne voie

    Je te souhaite de belles fêtes de fin d'année

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  2. Belle fin d'année à toi aussi, en attendant de déballer chaque jour de 2019 comme un cadeau !

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