vendredi 29 septembre 2017

Attente

 
    Matinée calme. J'ai déposé les enfants à l'école pour la journée, le petit chez nounou jusqu'à midi. Je lui ai dit, en début d'année, que le vendredi je travaillerais à la maison le matin. Bien sûr que c'est faux, ou que l'idée qu'on s'en fait est fausse : non, je ne corrigerai pas des copies. Je vais lire, écrire, prendre le temps de penser, d'arranger la maison. Tout ce que je ne trouve pas le temps de faire d'habitude autant que je voudrais, faute de calme. Alors oui, je vais travailler, à ma construction et celle de notre environnement plus qu'en ouvrant mon sac de cours.
    La maison est vidée de ses occupants, sauf moi. L'homme est parti faire de la photo. Ne restent que les objets. Petites choses sans importance mais qui parlent tant de leurs propriétaires. Dans le lit de mon grand, la peluche de mammouth gagnée aux Virades dimanche, qui cache un doudou girafe tête en bas. Les draps froissés par son corps, la petite malle où il range ses livres, une boîte Fort Boyard en métal, un petit réveil Ikéa. Derrière, sa lampe et, bien planquée, une petite bouteille pour les soifs nocturnes.

    (interruption en direct par un message de l'homme, parti donc à quelque 30 kilomètres pour un petit reportage photo…"carte mémoire restée dans l'ordinateur"… dommage ! De l'intérêt de prévoir une petite carte bonus dans ses affaires la prochaine fois. Notons qu'il avait bien pensé à la batterie de secours…)

    J'aime bien regarder ces traces de vie. Ces choses qui portent en elles les derniers gestes de chacun. La couette repoussée, le doudou lancé près du parc (modèle superhéros envoyé du Japon par une amie, tout près du tapis, qui bouffe la poussière depuis hier soir en attendant que bébé rentre), le bol et ses miettes visqueuses au fond de l'évier. Le vêtement en boule, la tache de chocolat chaud sur la serviette de bain, l'objet posé là il y a deux mois pour délester des mains encombrées et qui te regarde, amusé, à chaque fois que tu passes devant, alors que tu ne le vois plus.

    Ce que beaucoup appellent du désordre. Et ç'en est, assurément. Ce que je trouve joli à regarder parce qu'il me rend la présence de mes enfants en leur absence ; et en silence, s'il vous plaît. Ce qui entoure leur corps, en porte encore les contours. Sentir la tiédeur au fond d'un lit alors que mon moyen est déjà au rez-de-chaussée. Je remets toujours la couette sur le lit, le matin. Il paraît qu'il faut aérer, les acariens, tout ça. Je m'en fous. Je préfère garder la tiédeur.

    J'y pense souvent pendant les catastrophes. Tous ces faits divers ou ces terribles nouvelles qui fauchent des vies au hasard. Cette femme emportée par sa voile de kite surf cet été, sur la plage d'à côté, et qui a succombé à ses blessures - on n'a eu vent de cette histoire, quelle ironie cette expression, que le lendemain. Elle n'avait pas trente ans et venait pratiquer son sport, loisir, détente. Il y avait sûrement chez elle du linge froissé dans un coin, des chaussures dans l'entrée, un marque-page dans un livre près du lit dont l'oreiller conservait l'odeur de son shampooing, de la vaisselle sale dans l'évier, un reste dans le frigo qui ne sera jamais terminé. Comme ce doit être dur pour ceux qui restent. Retrouver tout ça. Sentir cette vie encore tiède, encore si proche, mais qui ne reviendra pas. 
    Je me souviens de ce détail, après l'attentat au Bataclan. Un policier, je crois, qui racontait l'horreur au milieu des cadavres et des vapeurs de sang quand, peu à peu, les portables, dans les poches, sous les corps, se sont mis à sonner. Les proches. Le dernier lien. L'appel en absence suprême. Cette fragilité-là de la vie, cette violence inouïe, est profondément dérangeante.
    Alors pourquoi y penser ?
    Quand ma mère est morte, les fois où je retournais chez mon père, j'étais terrifiée à l'idée de me tromper en mettant le couvert. De poser sur la table une assiette à sa place à elle, celle qui restait vide à présent. Cela aurait voulu dire que je ne l'avais pas intégré. Cela aurait surtout ravivé la douleur de mon père. 
    Ce n'est pas arrivé. Mais j'y ai pensé longtemps. J'y pense encore quand j'ajoute les assiettes pour l'homme et mes deux plus grands. On a regarni la table. On ajoute des couverts. La vie a vaincu. 

    Pourquoi ces pensées morbides ? Parce qu'elles ne le sont pas. Ces petits dérangements, ces taches, ces désordres, c'est la vie. Profondément. L'ordinaire absolu. L'innoncence du quotidien, l'insouciance de la bonne santé.
    Si vous avez laissé une tasse sale dans votre évier, un marque-page dans votre livre, soyez heureux. Ils vous attendent, patiemment. Ils comptent sur votre retour. Votre vie continue. Quoi de plus incroyable ?

    

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